La cynoglosse officinale (Cynoglossum officinalis)

Synonymes : langue de chien, herbe d’antal (apocope d’antalgique ?). En allemand : hundzunge. En anglais : hound’s tongue. L’anglais et l’allemand colle à la version originale. Il est toujours question de langue de chien. En espagnol, j’ai trouvé un surnom – lingua de p**** – tout à fait injurieux.

Dans l’ancien temps… expression qui semble appartenir à l’univers des contes de fées… En tous les cas, elle permet de souligner l’archaïsme de ce qui va suivre et surtout son caractère inatteignable, comme s’il s’agissait de l’expression imparfaite d’un très lointain passé qu’on ne connaîtrait plus que par ouïe-dire. Dans l’ancien temps, disais-je, le mot kynoglossos n’était pas un terme réservé uniquement à la cynoglosse officinale, mais s’appliquait à tout un tas de végétaux dont l’originalité résidait dans le fait de posséder des feuilles dont l’allure d’ensemble s’apparente à la langue d’un chien (du grec kuôn, « chien » et glôssa, « langue »), du moins à la texture de sa surface (pour ceux qui savent à quoi correspond une léchouille canine…). Avec le temps, seule la cynoglosse a conservé l’antique appellation grecque de kynoglossos. Quant aux autres, elles furent débaptisées et trouvèrent comme substantif celui qu’elles arborent peut-être encore. De même que nous le faisons aujourd’hui, les Anciens attribuaient plusieurs noms vernaculaires aux plantes, et parmi eux, l’un faisait davantage son chemin que les autres. Si l’on parle davantage de cynoglosse – ça reste tout relatif ! –, l’on emploie beaucoup moins les quelques autres noms sous lesquels on la recense parfois.

Il est même possible que parmi ces kynoglossos ne se trouve même pas notre vraie cynoglosse officinale, ni aucun autre membre des Borraginacées, famille botanique à laquelle elle appartient. Un nom peut très bien être promu par l’usage, mais à la base il est d’émanation populaire et rurale, avant de reluire du vernis pseudo-scientifique du latin qui, très souvent, ne fait que transcrire littéralement l’expression vernaculaire.

Absent de l’œuvre de Théophraste, Dioscoride, Galien, le kynoglossos n’apparaît pas non plus dans les traités de la collection hippocratique. En revanche, il semble se reconnaître dans l’Histoire naturelle de Pline qui évoque sa racine, mais n’en donne aucune description, alors que le pseudo-Dioscoride élabore une notice au sujet d’un kunôglosson à travers laquelle il n’est absolument pas possible d’y discerner la cynoglosse officinale. De la confusion… Sans compter que de Pline à cet auteur se dégage la drôle de sensation qu’ils ne parlent pas exactement de la même plante… Histoire de couronner le tout, on croise, chez le pseudo-Apulée, une plante qu’il appelle herba lingua canis (= herbe langue de chien ; l’on demeure donc bien dans le même sujet). Cependant, les propriétés qu’il lui attribue ne permettent en aucun cas d’identifier le statut de cette plante dite efficace contre les affections auriculaires, la fièvre quarte et, donc, les morsures de chien !… Enfin, d’anciens traités d’astrologie botanique érigèrent un kunoglôsson comme plante de Skorpios, c’est-à-dire de la constellation du Scorpion. L’on dit bien de la hampe florale de la cynoglosse qu’elle adopte une allure scorpioïde, cela ne suffit évidemment pas pour l’identifier comme telle ! Si seulement… la cynoglosse pouvait être le kunoglôsson, de quels prodigieux pouvoirs elle serait parée ! « Plante magique de protection ». C’est beau de rêver. Bien sûr, prompte à protéger efficacement son porteur de la moindre morsure canine. Rendre inoffensives les bêtes sauvages à qui on la fait manger (il faut déjà réaliser ce prodige sans se faire happer le bras !). Ensuite, « elle donne à celui qui en porte en amulette un aspect terrifiant qui inspire la crainte et l’admiration de tous, à condition de l’avoir enveloppée dans une peau de cerf pour renforcer son pouvoir » (1). Rêvons donc, puisque rien, dans les descriptions thérapeutiques accordées par nos astrologues botanistes, ne peut nous faire reconnaître la cynoglosse dans ces textes !

Redescendons sur terre. Pour faire passer la pilule, adressons-nous à Alexandre de Tralles qui « prescrit d’intégrer de l’écorce de kunoglôsson dans une préparation calmante composée de myrrhe, de jusquiame et d’opium destinée à soigner les hémoptysies, les fluxions dentaires, les rétentions d’urine, les coliques et les maux de rate » (2). C’est en rejetant un œil dans l’un des ouvrages du docteur Leclerc (En marge du Codex), que je me suis aperçu de l’ancienneté de ce qu’il désignait comme l’« une des associations médicamenteuses les plus utiles que nous ait léguées l’Antiquité » (3). Certains chipoterons, arguant du fait qu’Alexandre de Tralles n’appartient pas à cette période historique qu’on nomme Antiquité. En fait, si. Puisqu’il s’agit d’Antiquité dite tardive, Alexandre étant né en Lydie (ancien pays situé en Asie mineure), en la ville de Tarse (aujourd’hui turque), au VI ème siècle après J.-C. C’est donc de lui que l’on tire la recette de ce que l’on appelle communément « les pilules de cynoglosse », dans laquelle formule n’entrent, à l’initiative du médecin lydien, que quatre ingrédients : la myrrhe, la jusquiame, l’opium et, donc, l’écorce de cynoglosse… Mais, à bien (re)lire Leclerc, l’on peut se persuader qu’il considère cette cynoglosse d’Alexandre de Tralles comme notre actuelle cynoglosse officinale et non comme un quelconque – et beaucoup plus énergique – kunoglôsson tout droit sorti des âges antiques. Prenons connaissance de ce qu’écrivait Henri Leclerc à ce propos : « A Alexandre de Tralles revient le mérite d’avoir établi la formule de cette préparation  »diplomatique » qui concilie au mieux les exigences de la maladies et la susceptibilité des malades, en substituant au nom trop connu du plus actifs des somnifères celui, presque ignoré, d’un inoffensif excipient » (4). Or, je ne suis pas du tout certain que là était l’intention d’Alexandre de Tralles. (Quid du rapport à l’opium, à son époque, concernant le seul point de vue des malades ?). L’idée qu’il aurait pu intituler cette recette « pilules de cynoglosse » afin de le faire mieux avaler par les patients vient de m’effleurer, mais ne me séduit guère. Je pense, tout au contraire, que la cynoglosse d’Alexandre de Tralles était une substance suffisamment active pour mériter que son nom figurât dans l’intitulé de la formule. Si ça se trouve, les pilules de cynoglosse qu’on trouvait encore au Codex au début du XX ème siècle, intégraient véritablement de la cynoglosse officinale, plante qu’on aurait alors conviée, en lieu et place de la cynoglosse d’Alexandre de Tralles (quelle qu’elle ait pu être), en imaginant qu’il s’agissait de la même plante. D’où les moqueries proférées à l’endroit de la cynoglosse, plante que l’on a très souvent qualifiée d’inutile en raison de son inertie (ou presque). Cela semble d’autant plus surprenant qu’Alexandre de Tralles est considéré, à bon droit, comme un médecin d’égale valeur à Hippocrate, ce qui n’est pas une mince référence. Aussi, qu’est donc l’écorce de cynoglosse d’Alexandre ? Se peut-il être ce qu’on en a fait advenir, c’est-à-dire de « l’écorce de racine de cynoglosse » ? (Alexandre de Tralles n’indique pas que de cette plante l’on emploie la racine.)

Quant à l’inertie de la cynoglosse officinale… « Les pilules de cynoglosse, dont on fait un fréquent usage, méritent-elles le nom qu’elles portent ? », s’interrogeait Cazin dans les années 1850 (5). Il a l’air d’insinuer que dans cette préparation, la cynoglosse n’y est pas pour grand-chose, que, tout au contraire, cette racine permet de tempérer l’énergie des autres ingrédients, en particulier l’opium et les semences de jusquiame blanche. Mais alors, à ce compte-là, d’où vient le fait qu’il affirme que « cette plante est réellement délétère » ? (6). Et il n’est pas le seul à le croire, puisque avant lui, Roques faisait l’aveu que « toutes les parties de la plante sont un peu narcotiques » (7). Cette toxicité, si cela en est bien une, aurait même incommodé un certain nombre de praticiens et de gens du peuple : les qualités vireuses, voire vénéneuses, de la cynoglosse auraient intoxiqué une famille entière aux dires de Murray, tandis que Chaumeton, manipulant la plante, fut pris de malaise et de défaillance, et affecté d’abondants vomissements. Pour préciser davantage son activité thérapeutique, rapportons ce que signalait le docteur Leclerc dans son Précis de phytothérapie : « D’après plusieurs auteurs modernes […], elle exercerait des effets analogues à ceux du curare en paralysant les nerfs moteurs et le pneumogastrique sans intéresser les nerfs de la sensibilité et les centres réflexes » (8). Comparer la cynoglosse au curare, ça n’est pas exactement faire de cette plante une substance anodine ! Alors, oui, la cynoglosse est active, mais… Cazin s’était autorisé à affirmer que cette activité s’éteignait à la dessiccation. Tout cela fait que, en définitive, on ne sait plus à quel saint se vouer. Peut-être faut-il s’en remettre au sage avis de Joseph Roques, considérant les pilules de cynoglosse comme un excellent médicament : « Ces pilules sont fort usitées et méritent leur réputation ; mais ce n’est point de la plante même qu’elles empruntent leurs vertus, elles les doivent particulièrement à l’opium, au castoreum, au safran, et aux semences de jusquiame. […] Elles produisent d’heureux effets dans les cours de ventre rebelles, dans l’asthme spasmodique, dans le catarrhe du poumon et la phtisie tuberculeuse, lorsque la toux, irritant les organes de la respiration par des secousses fréquentes, éloigne les douceurs du sommeil » (9). Je ne suis pas du tout assuré qu’on puisse en dire autant de la seule cynoglosse officinale aujourd’hui. C’est ce dont il nous faudra nous assurer, mais pas avant l’étude botanique de cette plante qui a au moins pour elle d’être une belle ornementale.

Cette plante bisannuelle, élisant domicile sur des terrains secs, sablonneux et calcaires d’Asie et d’Europe (en Amérique du Nord, elle n’est pas native, mais importée), donne sa préférence autant à la plaine qu’à la montagne (2000 m). Entre ces deux extrémités, elle se localise par place, par poche ou foyer bien délimités, pourrait-on dire. Elle apprécie rien moins que les bordures de chemins, les talus, les lisières des bois, ainsi que bon nombre de lieux incultes et toux ceux qui sont marqués par la ruine et l’abandon : décombres, anciens bâtiments désaffectés, abord des terriers de renards et de lapins dont les hôtes ont déguerpi, etc.

D’une épaisse racine, longue, grosse et charnue, qui descend en pivotant dans la terre à près de 30 cm de profondeur, la cynoglosse pousse la ressemblance avec la grande consoude, puisque cette racine, colorée de brun rougeâtre au dehors, s’ouvre sur une blancheur immaculée d’aspect laiteux au dedans.

Grande plante de pas loin de 80 cm, la cynoglosse ne se ramifie que dans ses parties hautes. Très feuillue, elle porte des feuilles inférieures pétiolées et d’autres, supérieures et demi-embrassantes, pour dire exactement les choses. Allongées et achevées par une pointe aiguë, elles ondoient sur leurs bordures de façon assez irrégulière. Pour la plupart entières, elles sont garnies, sur le revers, d’un duvet grisâtre ou blanchâtre. Quant à leur hypothétique similitude avec la langue d’un chien, je vous laisse seul(e)s juges.

A floraison, soit de mai à juillet, émerge une dense hampe florale, crosse scorpioïde de grappes de fleurs toutes orientées dans la même direction (ce qui accroît l’analogie avec la consoude). Brièvement attachées à un pédoncule, ces fleurs, à corolle découpée en cinq lobes, sont bien souvent rouge foncé vineux, mais, à l’instar de la pulmonaire, s’avèrent être parfois discolores : ainsi voit-on aussi des fleurs violet pourpre sur le même pied. Une fois défleurie, la plante abandonne la place à des carpelles aplatis et épineux, fruits formés de quatre semences comprimées typiquement reconnaissables.

La cynoglosse officinale en phytothérapie

La première évidence, c’est que la cynoglosse ne sent pas la rose. Au froissement surtout, elle répand une forte odeur qu’on a dit de souris, de bouc, de chien même ! A cette désagréable odeur, qu’on peut aussi qualifier de vireuse, s’additionne la saveur de la racine : son côté un peu fétide, nauséeux, voire nauséabond, peut parfois l’emporter sur sa fadeur coutumière.

Dans la racine de cynoglosse – principale partie végétale dont se préoccupe la phytothérapie – l’on trouve de l’inuline, du tanin, du mucilage, des matières grasses, résineuses et pectiques, divers sels minéraux (potassium, calcium et bien plus encore sans doute), de la gomme, de la choline, etc. En terme de particularité, signalons que la dessiccation de la racine de cynoglosse entraîne la formation d’alkaninne, un pigment tinctorial de couleur rouge principalement extrait de l’orcanette des teinturiers (Alkanna tinctoria, autre borraginacée). On croise aussi une faible fraction (0,1 %) d’essence aromatique à parfum de camomille, mais pas d’allantoïne malgré son appartenance aux Borraginacées et, surtout, sa proximité avec cette autre officinale qu’est la grande consoude. Mais si l’on observe de près son champ d’action, l’on constate une grande similarité avec les domaines dans lesquels officie Symphytum officinalis. Cela se vérifie aussi de par la présence d’alcaloïdes pyrrolizidiniques dans les tissus de cette plante, dont de la cynoglossine, mais uniquement dans les fruits et encore en infime quantité (0,002 %). Il a été remarqué que même en faible proportion, cette substance alcaloïdique paralyse les terminaisons motrices du système nerveux, ce qui peut immanquablement rappeler ce que nous disions tout à l’heure, au sujet de la ressemblance des effets de la cynoglosse avec ceux du curare. Mais précisons que cela ne vaut que chez les animaux à sang froid. Chez ceux à sang chaud, cette substance reste parfaitement inopérante. Pour terminer, ajoutons que les seuls fruits recèlent d’autres produits dont la toxicité s’exerce surtout par la paralysie du système nerveux (consolidine, consolicine, etc.).

Seule la partie superficielle de la racine de cynoglosse, séchée puis pulvérisée, entre en ligne de compte dans le cadre de la thérapeutique par les plantes. Parfois, l’on emploie aussi les feuilles à l’état frais.

Propriétés thérapeutiques

  • Narcotique (?), paralysante (?)
  • Sédative
  • Stomachique, antidiarrhéique
  • Adoucissante, émolliente
  • Antitussive
  • Astringente
  • Calmante des douleurs cutanées

Note : cette plante n’est pas si narcotique et sédative que ça. Sans doute est-ce sa vertu anodine qui a été beaucoup exagérée. En tous les cas, cette soi-disant vertu est celle qui a été exploitée à travers les pilules de cynoglosse.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée simple, diarrhée avec tranchée dysenterie, affections catarrhales de l’appareil digestif, spasmes intestinaux
  • Troubles de la sphère pulmonaire : toux (violente, opiniâtre, sèche, nerveuse), affections catarrhales des voies respiratoires, hémoptysie,
  • Affections cutanées : gerçure, irritations et démangeaisons, plaie, plaie gangreneuse, ulcère, brûlure, engorgement inflammatoire, ulcération de la bouche
  • Tumeur du fondement, hémorroïde
  • Gonorrhée
  • Ophtalmie

Modes d’emploi

  • Décoction de la racine, des feuilles fraîches.
  • Infusion de la racine, des feuilles fraîches.
  • Cataplasme de racine fraîche râpée, de feuilles fraîches contuses.
  • Poudre d’écorce de racine dans un véhicule adapté.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : la racine se déchausse au printemps de la seconde année. On en supprime le cœur qui est ligneux et dénué de vertu, puis on fait rapidement sécher l’écorce découpée en petits fragments. Cette racine étant très hygroscopique, il faut veiller à sa bonne conservation en l’entreposant dans un récipient sec et parfaitement scellé. Quant aux feuilles, on les cueille dès la première année surtout (les suivantes sont amoindries dans leur puissance ; la dessiccation les prive aussi d’une bonne part de leurs qualités).
  • L’usage interne de la cynoglosse est déconseillée en relation avec la présence d’alcaloïdes typiques chez les Borraginacées (toujours la même vieille histoire…) et dont nous avons déjà souligné la toxicité hépatique (mais qui se révèle à des doses bien plus fortes que ce que l’on ingère à travers une cure de cynoglosse).
  • Autres espèces : – La cynoglosse de Crète (C. creticum) sur pelouses sablonneuses, décombres thermophiles, garrigues en pré-bois, etc. – La cynoglosse des Apennins (C. apeninnum), plante lanugineuse aux fleurs violet rouge vineux. – La cynoglosse à feuilles de giroflée (C. cheirifolium) à fleurs rouge vineux typique et feuilles pelucheuse vert gris. – La cynoglosse ombilique (C. omphalodes) à fleurs bleues striées de blanc à l’intérieur.

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  1. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 435.
  2. Ibidem, p. 575.
  3. Henri Leclerc, En marge du Codex, p. 12.
  4. Ibidem, p. 9.
  5. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 338.
  6. Ibidem.
  7. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, p. 565.
  8. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 292.
  9. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, pp. 565-566.

© Books of Dante – 2020