Le châtaignier (Castanea sativa)

Dans une certaine littérature qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, on nous apprend que le châtaignier, originaire d’Asie mineure, aurait été introduit en Europe au V ème siècle avant J.-C. après avoir fait escale en Sardaigne – chose à laquelle Pline croyait dur comme fer, nommant les châtaignes sardiana glans – et que les Romains poussèrent, en même temps que leurs armées, l’amabilité à en instaurer la culture en Alsace, parce qu’il est bien connu que les « Gaulois » de cette période reculée, bêtes comme leurs pieds, n’y connaissaient rien à rien et qu’il fallut bien « civiliser » ces farouches créatures. Chacun cherchant à s’arroger l’origine du châtaignier, on l’a vu tantôt provenir de Castanie, en Apulie, tantôt de Castana, en Magnésie. Les Grecs, également de la partie, situèrent son lieu de naissance à une ville du Pont, Castane la bien nommée, et jugèrent bon de désigner cet arbre par le nom de « noyer de Castana ». Malgré cette volonté affichée de tirer à soi la couverture, il est admis que le châtaignier était bel et bien présent sur le sol de l’Europe occidentale avant que n’éclatent ces querelles de chapelle, et que l’on peut parfaitement réfuter l’idée véhiculée que nous avons dénoncée plus haut, car elle est une parfaite gabegie : ne serait-ce qu’en France, la découverte de fragments de bois de châtaignier datant des temps préhistoriques en Charente et dans le Cantal devrait intimer le silence à quelques-uns, d’autant que l’un d’eux a été retrouvé silicifié, c’est nous dire qu’il ne date pas d’hier. Donc, les Romains de cette époque faisaient comme leurs voisins de Gaule et de Germanie, ni plus ni moins : ils faisaient une large consommation de la châtaigne, agape du peuple mais aussi appariement des tables les plus riches. Elle était en vogue, si je puis dire (les Lyonnais comprendront ^^). Dioscoride, qui ne lui accorde que quelques lignes dans le Livre I, chapitre 121, de sa Materia medica, révèle la propriété astringente des châtaignes, « principalement [de] cette petite pelure qu’elles ont entre la chair et l’écorce ». Galien qui, lui-même, professait à l’encontre des fruits la haine la plus viscérale, se prenait à en recommander l’usage, ce en quoi Serenus Sammonicus, médecin romain du III ème siècle après J.-C., ne lui donna pas tort, car selon lui une décoction de châtaignes valait contre la diarrhée.

Au Moyen-Âge, l’heure est véritablement aux réjouissances concernant le châtaignier. Hildegarde en faisait l’un des grands arbres de sa pharmacopée : « Ce qui est en lui, ainsi que ses fruits, est utile contre toutes les maladies qui attaquent l’homme » (1). Celle qui n’oublia pas que le corps et l’esprit sont mêlés (elle était Allemande, pas Française, ceci expliquant sans doute cela…) conseillait de souvent manger des châtaignes à l’homme affaibli, car « cela redonnera à son cœur une sorte de vigueur, il retrouvera force et joie » (2). Le Kestenbaum hildegardien, remède total par ses fruits, feuilles et écorce, intervenait dans la goutte, les douleurs du foie, de la rate et de l’estomac, mais l’abbesse lui reconnaissait également une vertu utile aux animaux (ânes, chevaux, bœufs, moutons, porcs) en cas d’épidémie. Hildegarde, à qui les homéopathes devraient rendre hommage, disait aussi que « si un homme se façonne un bâton de châtaignier et le tient à la main, si bien que celle-ci en est réchauffée, ses veines et toutes les forces de son corps en seront renforcées. Respire souvent, ajoute-t-elle, l’odeur de ce bois, elle donne bonne santé à la tête » (3).
Trois siècles plus tard, au cœur du XV ème siècle qui allait marquer l’achèvement du Moyen-Âge, Platine de Crémone relate les usages de son temps : les châtaignes, consommées frites ou bouillies, étaient aussi l’ingrédient de « la tierce table avec le fromage, cuytes sur la flambe dedans une poille percée », ce qui, je le crois, rappellera bien des souvenirs nostalgiques à beaucoup. Dans cette Renaissance qui n’en a encore que le nom, Antoine Mizauld offre à notre sagacité une sage recommandation : fendre au couteau l’écorce des châtaignes avant de les placer dans le « poëslon », « affin que par l’ouverture le vent que le feu agite et esmeut puisse sortir, autrement elles feront un bruit comme un tonnerre qui ne sera pas sans faire peur et mettre en danger ceux qui seront présens ». Par ailleurs, pour parer à ce désagrément tonitruant, on cuisait les châtaignes sous la cendre, à la manière des pommes de terre et des oignons.
Puisque nous sommes autour du feu, restons-y encore un moment, cela me fait me souvenir de la façon dont les amoureux s’y prenaient en Écosse pour pronostiquer la solidité de leur relation. A Samhain, ils plaçaient ensemble deux châtaignes dans le foyer. Si elles brûlaient doucement sans invoquer le dieu Crépitus, cela était de bon augure. En cas de vitupérance et d’éclatement, le jugement était tout autre… La châtaigne, symbole de prévoyance, était, ici, convoquée en vertu de son pouvoir génésique, ce qui n’est pas sans rappeler qu’en Chine, la châtaigne, lizi, se décompose, selon ces deux syllabes, en engendrement (li) et progéniture (zi). Est-ce à dire que le châtaignier est un arbre qui ne porte pas la guigne ? Voir… Quelques esprits binaires qui nous rendent le Moyen-Âge plus détestable qu’il ne l’était vraiment, se sont « amusés » à classer les animaux en « bien », « pas bien ». Eh bien, ils ont fait de même avec les plantes. C’est pour cela qu’on lit dans certains « grimoires » (ils n’en sont pas, en fait, d’où les guillemets) que le châtaignier s’oppose symboliquement au marronnier… Mais je viens de me rendre compte de ma boulette : au Moyen-Âge, le marronnier n’existait pas encore en Europe occidentale, puisqu’il débarqué à la Renaissance. Ces esprits chagrins y appartenaient donc, ce qui est encore plus grave. Qu’importe le continuum temporel, à la Renaissance, on a fait du marronnier une essence diabolique, comme ça, pouf ! et du châtaignier un arbre marqué du signe divin. Mais force est de constater que le premier a su, depuis, si bien tirer son épine du jeu, que plus aucun ouvrage sérieux traitant de phytothérapie digne de ce nom ne l’a oublié dans ses pages, alors qu’on ne peut en dire autant du châtaignier dont la production, et subséquemment, la consommation ne font que chuter : dans les années 1960, la France produisait cinq fois plus de châtaignes (dont la moitié était dévolue à l’alimentation des animaux) qu’au début des années 2000, où la production s’élevait péniblement à 11000 tonnes. Après cette nécessaire ellipse, expliquons pourquoi on rangeait le marronnier dans le clan du malin : « le marron doit subir de nombreuses et laborieuses étapes de transformation avant de pouvoir être consommé, alors que la châtaigne n’a guère besoin que d’être cuite pour l’être ». Tiens, juste pour embêter (je reste poli) les tenants de cette dichotomie grotesque, je les invite à sortir un tantinet de leurs plates-bandes : saviez-vous qu’en Toscane le châtaignier jouait le même rôle que le chêne ? Bien des contes populaires relatent que « le bûcheron coupe l’arbre ; un monstre, un démon, sort de l’arbre et le menace de lui prendre la vie, si le bûcheron ne lui livre pas en échange son fils ou sa fille » (4). Fragment écologique : si tu prends, tu donnes. Allons répéter cette sage parole aux tronçonneurs fous d’Amazonie ou d’Indonésie. Revenons en Italie, parce que là, je sens qu’on s’en éloigne. Dans sa partie septentrionale, il se déroula bien des événements qui ne permettent pas aujourd’hui d’accueillir l’idée saugrenue selon laquelle la bonté symbolique portait la châtaigne dans les hautes sphères. En effet, j’ai repéré une période d’environ 15 jours située aux alentours de la fête des morts. Le 11 novembre, c’est la Saint-Martin, du nom de celui qui découpa en deux moitiés son manteau pour en offrir une à un mendiant. Et en ce jour, les Vénitiennes parmi les plus pauvres se rendaient sous les fenêtres des plus riches maisons. Là, elles chantaient, s’épandaient en louanges sur les propriétaires des lieux dans le but d’apaiser leur faim par le don de quelques châtaignes. Le 28 octobre, en Toscane, on mangeait des châtaignes lors du jour dévolu à saint Simon : lui, n’ayant pas de manteau, fut découpé en deux dans le sens de la longueur. Et, dans le Piémont, la châtaigne représentait le repas rituel de la veille du jour des morts. « Dans certaines maisons, on en laisse encore tout exprès sur la table à l’intention des pauvres morts, qui sont censés venir la nuit pour s’en rassasier » (5). Est-ce tout cela, entre autres, ainsi que ce qu’en a dit Hildegarde plus haut, qui mènera Edward Bach à faire du châtaignier l’un de ses remèdes floraux ? Bien que je reste persuadé que Bach a lu et compris Hildegarde, ce que ce médecin britannique, homéopathe entre autres, écrit au sujet de Sweet Chestnut ne laisse pas de (me) surprendre : « Pour ces moments où, chez certaines personnes, l’angoisse devient si forte qu’elle en paraît insupportable. Quand il semble que l’esprit ou le corps ait atteint l’extrême limite de son endurance et qu’il doive maintenant abandonner. Quand il ne reste apparemment plus rien à envisager que la destruction et l’anéantissement » (6). Essence éminemment positive, le châtaignier, tel que décrit par Bach, ne s’opposera en rien au marronnier, puisque le docteur Bach dédiera pas moins de trois remèdes floraux à cet arbre. Sorti à l’évidence des carcans qui font encore bonne mesure en ce début de XXI ème siècle, Bach savait que la bonté, la beauté sont en tout, et qu’il est vain de vouloir répartir ce « bien » et ce « mal » en des entités, unités, propres. Moi-même ne suis pas, à proprement parler, une oie blanche, une colombe, je tiens aussi du vautour et de la hyène. Et si cela n’était pas, ce genre d’article n’existerait pas sur mon blog qui, avant tout, recherche l’équilibre.

Arbre d’une taille maximale de 30 m surtout s’il est isolé, le châtaignier, au tronc court couvert d’une écorce ridée brun noirâtre, dispose sa frondaison en forme arrondie ou pyramidale. Ses feuilles caduques, faiblement pétiolées, lancéolées, bordées de dents aiguës, mesurent généralement entre 15 et 25 cm de longueur. Vert foncé et luisantes au-dessus, elles sont un peu duveteuses sur la face inférieure.
Sur le même arbre, l’on trouve des chatons mâles et des fleurs femelles, lesquelles dernières, groupées par deux ou trois le plus souvent, se développent dans une enveloppe globuleuse, sorte de cupule tout d’abord jaune verdâtre mais néanmoins hérissée de piquants souples qui s’endurciront au fur et à mesure de la maturation des graines qu’elle contient. C’est cette bogue qui s’ouvre sur les châtaignes vernissées.
Appréciant les sols peu ou pas calcaires, le châtaignier se développe bien mieux sur ceux qui sont acides et siliceux, ce qui explique son inégale répartition sur le territoire. Capable de vivre jusqu’à 1000 ans, il peut former des troncs mesurant à leur base près de 15 m de circonférence.

Le châtaignier en phytothérapie

Cet arbre peut s’enorgueillir d’être aussi astringent par son écorce que ses cousins hêtre et chêne, une prouesse rendue possible grâce aux 8 à 14 % de tanins (ellagitanine entre autres) qu’elle contient. Les feuilles sont intéressantes par leurs flavonoïdes (quercétine, myricétine). Mais le fin du fin dans le châtaignier réside tout de même dans sa châtaigne, dont on ne se doute pas forcément de sa nature d’alliée santé lorsqu’on la déguste. Sa valeur nutritionnelle la rapprochant de celle du blé, cela explique pourquoi on la recommande aux personnes intolérantes au gluten. A l’état frais, la châtaigne contient de 50 à 60 % d’eau, 35 à 40 % de substances amylacées, 4 % de protides, 1 % de lipides (cette teneur s’élève à près de 3 % après dessiccation), du mucilage, des vitamines (B1, B2, C), enfin une pléthore de sels minéraux et d’oligo-éléments (potassium, fer, zinc, cuivre, magnésium, soufre, sodium, calcium, phosphore, manganèse, etc.). Très nutritive, la châtaigne apporte 200 calories aux 100 grammes.

Propriétés thérapeutiques

  • Nutritif, reminéralisant, énergétique, anti-anémique
  • Tonique nerveux, musculaire et veineux
  • Antiseptique
  • Astringent
  • Stomachique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : dysenterie, diarrhée, dyspepsie, colite
  • Troubles de la sphère respiratoire : infection des voies respiratoires, toux, toux quinteuse, coqueluche, maux de gorge, irritation de la gorge, angine, bronchite, catarrhe bronchique
  • Troubles de la sphère circulatoire : varice, hémorroïde
  • Troubles locomoteurs : rhumatismes, douleur articulaire, lumbago
  • Affections cutanées : engelure, ulcère variqueux
  • Asthénie physique et psychique (pour les sportifs, les travailleurs de force et les intellectuels), anémie, convalescence. Par ailleurs, « c’est l’aliment de choix […] des petits enfants qui n’ont que quelques dents et des vieillards qui n’en ont plus du tout » (7).

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles (si possible fraîches)
  • Décoction d’écorce
  • Décoction de chatons
  • Teinture
  • Bouillie de farine de châtaigne (très nutritive et de digestion aisée)

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • La forte teneur de la châtaigne en hydrates de carbone en interdit l’usage aux diabétiques.
  • Récolte : les feuilles de septembre à octobre, les fruits de septembre à novembre.
  • L’art culinaire aura largement tiré profit de la châtaigne : potages, confitures, purées, crèmes, pains, marrons glacés ou, plus prosaïquement, châtaignes au naturel, cuites à l’eau ou sur une poêle percée. Ce fruit, qui fut pendant longtemps une manne pour les habitants pauvres des campagnes, a donné lieu à de typiques recettes de terroir : tout d’abord en Suisse, dans le Valais, à travers la brisolée, une recette à base de châtaignes, de fromage et de vin blanc. Ensuite, du côté du Limousin, où l’on fait blanchir les châtaignes de la manière suivante : on plonge les châtaignes dans une marmite dont le cul est plus large que la gueule, on couvre d’eau, on porte à ébullition. En cours de cuisson, on fait appel à un instrument en forme de X, le débouéradour ou échouvadou, avec lequel on « baratte » les châtaignes afin de leur faire perdre le tan, c’est-à-dire la fine pellicule située entre l’écorce et la chair. Ceci fait, on rince les châtaignes à grande eau, on en tapisse le fond d’une autre marmite en compagnie de pommes de terre, et on remet le tout sur le feu. Ce plat, indiquait Jean Valnet, « se mange en guise d’amuse-gueule avant le repas, on verse le contenu de la marmite sur la nappe et chacun se sert » (8).
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    1. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 167.
    2. Ibidem, p. 168.
    3. Ibidem, p. 167.
    4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, tome 2, p. 62.
    5. Ibidem, p. 63.
    6. Edward Bach, La guérison par les fleurs, p. 106.
    7. Henri Leclerc, Les fruits de France, p. 223.
    8. Jean Valnet, Se soigner avec les fruits, les légumes et les céréales, p. 235.

© Books of Dante – 2017