Cette plante est passée du statut d’invasive pénible dont il faut coûte que coûte se défaire à celui de végétal attachant qui, réclamant de l’attention par des moyens sans doute un tantinet intempestifs, a vu une attention nouvelle être portée sur lui. Le gaillet gratteron est tellement plus que les reproches qu’on lui objecte généralement : si l’on sait s’affranchir de l’attitude dédaigneuse que l’on entretient à son égard, on sera surpris d’apprendre que c’est, entre autres, un dépuratif sanguin et lymphatique de premier choix que l’on peut justement mettre à contribution à l’heure où ses frondes barbues sortent de terre.
Un beau week-end à toutes et à tous :)
Gilles

Synonymes : grateron, caille-lait gratteron, glouteron, petit glouteron, gleton, aparine, apparine, raile, râble, riable, rièble, reble, capille à teigneux, teigne, traînasse, herbe collante, gaillet crochant, gaillet accrochant, accrocheur, prend-main, petit peignot, herbe à la punaise, gratte-langue, saigne-langue, anis sucré, philadelphus. En anglais, on retrouve la propension du gaillet à l’attachement (catchweed, everlasting friendship) et à la blessure, comme l’atteste le vernaculaire cleavers (« hachoir, couperet »).
Est-il besoin de revenir sur l’admirable description que fit Dioscoride du gaillet gratteron dans sa Materia medica ? Si vous y tenez, la voici : « Le gratteron croît en de nombreux petits rameaux âpres et carrés. Il a les feuilles comportées par intervalles tout autour de la tige, en forme de roue comme la garance. Il produit la fleur blanche, la graine ronde, rude, concassée par le milieu à la manière d’un nombril »1. Pas mal, non ? Et si ce n’est lui, c’est donc son frère (sachant que les espèces de gaillets se comptent par dizaines). Profitons-en d’ailleurs pour notifier les maigres informations médicales que le médecin grec délivra au sujet du gratteron : « Le suc de la graine, de la tige et des feuilles est valeureux bu contre les morsures des vipères et des araignées nommées phalanges. Il remédie aux douleurs des oreilles, y étant instillé. L’herbe broyée avec de l’axonge et emplâtrée résout les scrofules »2. Puis, c’est le grand saut dans l’inconnu : après ces déclarations, un silence assourdissant régnera pendant des siècles au sujet du gaillet gratteron, y compris et surtout au Moyen âge. Mais voilà qu’après cette longue éclipse, l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543), plus connu pour ses travaux concernant l’héliocentrisme, avoua employer plusieurs plantes actives sur la sphère rénale et urinaire (hématurie, colique néphrétique, etc.) dont l’ortie dioïque, le romarin, la courge, le cubèbe et, enfin, le gaillet gratteron. C’est qu’il était aussi médecin. Si l’on compare ses dires avec ceux de Jérôme Bock et de Matthiole, ayant tous deux officié à peu près à la même époque, on constate que Copernic aborda un versant beaucoup plus intéressant, c’est-à-dire la capacité du gaillet gratteron à agir sur les liquides du corps que sont l’eau et le sang, l’une de ses grandes prérogatives. Quand on lit ce que le seul Matthiole consacre au sujet de cette plante, on peut en conclure qu’il est vraiment demeuré à la périphérie des propriétés thérapeutiques du gratteron : « Il en est qui font grand cas de son suc frais pour obtenir la cicatrisation des plaies récentes et la guérison des gerçures du mamelon. Son eau distillée se donne avec avantage dans la dysenterie. Réduite en poudre, la plante ferme les lèvres des plaies et guérit les ulcères ». En surface, donc. Les siècles suivants surent accorder à cette plante une bonne partie de l’attention qu’elle mérite, mais brilla diversement selon les praticiens. Ainsi Nicolas Lémery : « Elle est détersive, résolutive, sudorifique ; elle résiste au venin : on s’en sert intérieurement pour la petite vérole, pour les fièvres malignes et l’épilepsie »3. On est toujours en dehors des clous, contrairement à ce que l’on peut lire dans l’œuvre d’un autre Nicholas – Culpeper (1616-1654) – plus ancienne d’un demi siècle : « C’est un bon soutien au printemps, mangé (une fois qu’il est haché menu et bien bouilli) pour nettoyer le sang et renforcer le foie, donc pour garder le corps en santé, et l’adapter à ce changement de saison qui arrive ». Quelle finesse dans l’observation de l’Anglais, là où on a l’impression de ne lire que du bachotage dans les lignes de Lémery ! Mais au moins ce dernier n’en parlait-il pas en mauvais termes, comme ce fut le cas un peu plus tard. Au XVIIIe siècle, on s’évertuait encore à recenser les diverses affections justiciables de l’emploi du gaillet gratteron. Parmi elles, nous discernons un grand nombre de troubles cutanés, ce qui laisse sous-entendre une qualité dépurative du gaillet gratteron (c’est le cas, par exemple, des scrofules, des dartres et de tout un tas d’autres maladies cutanées dont nous avons fort heureusement perdu l’habitude, ce qui n’est pas plus mal tant elles ne sont pas jolies à regarder). La nature aqueuse de cette plante transparaît dans le fait qu’elle charrie les eaux trop abondantes dans les tissus (hydropisie), ainsi que les corps solides étrangers qui s’y trouvent (comme la gravelle, que le gratteron pousse énergiquement vers la sortie). Parce que, effectivement, né sous le signe de l’Eau, le gratteron calme les inflammations, comme la pleurésie, ainsi que les vieux ulcères qui ne trouvent pas de résolution. Hélas, comme souvent, l’on vit la porte poussée par certains praticiens se refermer derrière le gaillet gratteron, tant et si bien qu’aux environs de 1830, on ne parlait quasiment plus de cette plante (par exemple, elle est tout à fait absente du Nouveau traité des plantes usuelles de Joseph Roques paru en 1837-1838 ; on n’y trouve trace de cette plante, même pour en dire du mal !). C’est le bon Cazin qui, au milieu du XIXe siècle, extirpa cette plante des limbes de l’oubli. Il en profita pour remettre les pendules à l’heure : « Le grateron, inusité de nos jours, et dont on ne fait pas mention dans nos pharmacologies modernes, était autrefois employé comme diurétique, apéritif, sudorifique, incisif, résolutif, etc. »4. Il savait parfaitement qu’au « concert de louanges » avaient été opposées l’opinion de l’acariâtre William Cullen (1710-1790) ainsi que celle de Louis-Benoît Guersent (1777-1848), un médecin ayant participé à la rédaction de l’œuvre monumentale initiée par Nicolas-Philibert Adelon (1782-1862), le Dictionnaire des sciences médicales (soixante volumes publiés entre 1812 et 1822, soit, pile-poil, au beau milieu du creux de la vague pour le gaillet gratteron). Par curiosité, glissons un œil dans le tome XIX : Guersent consent à y compiler quelques lignes au sujet de notre plante. Malgré les quelques propriétés accordées par ses devanciers des siècles précédents (comment ne pas penser, sans s’émouvoir un peu, à Copernic et à Culpeper ?), il avoue que « la plupart des médecins modernes l’ont retranché de la matière médicale »5. Citons-le encore : les « propriétés résolutives du gratteron sont donc au moins très douteuses : j’en pourrais dire autant de ses effets apéritifs et de l’usage de cette plante dans l’hydropisie »6. Enfin, « il me semble donc qu’on peut jusqu’à présent regarder comme à peu près hypothétique tout ce qu’on a dit sur la propriété de cette plante »7. Mais tout cela n’impressionna guère Cazin qui se permit de préciser sa pensée dans une note de bas de page : « Je fais peu de cas des décisions de nos praticiens modernes, quelques illustres qu’ils soient, contre les vertus des plantes médicinales indigènes. Ils dédaignent presque toujours les faits thérapeutiques rapportés par les anciens au lieu de les contrôler par l’expérimentation »8. Peut-être bien qu’il y a deux siècles, une caste médicale dénigrait certains remèdes pour des raisons non pas thérapeutiques, mais politiques et économiques, c’est-à-dire pas moins que ce qui se fait aujourd’hui toujours. Allez savoir…
« Connue de tout le monde pour l’importunité de sa présence »9, cette plante indigène à une grande partie de l’Europe s’exporta involontairement de l’autre côté de l’océan Atlantique à une période qui reste à déterminer. Elle eut là la grande satisfaction de se voir intégrée à la pharmacopée amérindienne, appellation trompeuse qui n’exprime pas le fait qu’elle regroupe des usages très variés liés aux remèdes par les plantes tels que les pratiquèrent des dizaines de tribus amérindiennes différentes, de l’extrême nord du continent (Alaska, Labrador) jusqu’au Mexique actuel, tout en passant par les Montagnes Rocheuses et les Grandes Plaines. Le gaillet gratteron ne fut pas franchement pour eux un sujet d’étonnement, sachant que les Amérindiens connaissaient des gaillets typiquement nord-américains (Galium tinctorium, uniflorum, circaezens, concinnum, asprellum…), ainsi que d’autres présents à l’ensemble de l’hémisphère nord (Galium boreale, trifolium, trifidum…). Malgré sa nature étrangère, Galium aparine fut autant utilisé que son cousin autochtone Galium triflorum. C’est bien la preuve que ce que l’on boudait ici en Europe faisait le bonheur des Amérindiens sans pour autant qu’il concurrençât les gaillets locaux et indigènes. A cela, les plantes n’y sont pour rien. Seul, au final, compte le regard que l’on porte sur elles. C’est de lui qu’émane le jugement sanctifiant ou non. Oui, donc, au moment même où l’Européen se plaignait de la prodigalité avec laquelle l’« inutile » gaillet gratteron se répandait dans « son » monde, l’Amérindien intégrait cette nouvelle recrue dans le sien et sa pharmacopée. Rendons maintenant compte de la sagesse dont il sut alors faire preuve.
Tant dans les hautes montagnes de Bosnie-Herzégovine qu’aux fins fonds perchés des contreforts himalayens du Kashmir pakistanais, la pharmacopée traditionnelle fait état de l’utilisation d’herbes fort courantes que, par chez nous, l’on a vite fait de qualifier de « mauvaises » : l’ortie, l’achillée millefeuille et le gaillet gratteron sont de ce nombre. De même qu’en Amérique du Nord, où l’ethnobotanique des tribus amérindiennes démontre une assez large utilisation de ce gaillet comme plante remède. Effectivement, un recensement des propriétés du gaillet gratteron mises en valeur permet d’affirmer qu’on l’utilisait alors comme diurétique, tonique rénal et sudorifique, laxatif et émétique, astringent et topique, antihémorragique, propre à activer la pousse des cheveux (un sujet d’importance capitale pour l’Amérindien), enfin apte à entraver la conception (selon la tribu des Choctaw). On procédait par infusion (simple ou composée), macération à froid ou décoction afin de soigner les affections des reins et de la vessie (difficulté de miction, gonorrhée, lithiase), les crachements de sang, la dysenterie, diverses affections cutanées (blessure, démangeaison, irritation causée par le sumac vénéneux), les troubles oculaires, les rhumatismes, les maladies vénériennes, etc. De quoi bien compléter l’offre fournie par plusieurs autres gaillets locaux usités pour leurs propriétés pectorales (comme expectorants et antitussifs surtout), utiles dans l’asthme, la toux, l’enrouement, les douleurs thoraciques. Ils intervenaient aussi contre les maladies cutanées (eczéma, teigne, scrofulose), les affections locomotrices (mal de dos, fracture) ou encore biliaires (calcul).
Conviée comme plante vétérinaire pour le soin des chevaux, le gaillet gratteron, une fois bien sec, servait d’allume-feu, tandis que ses cousins G. boreale et tinctorium étaient exploités pour leur pigment rouge localisé dans leurs racines (on en teignait les piquants de porc-épic, comme d’autres en firent de même avec le pigment jaune du mahonia que nous avons abordé la semaine dernière). Enfin, j’évoquerais un dernier point sur lequel on n’a absolument rien dit, ici en Europe : certains gaillets, comme par exemple, le Galium triflorum, étaient utilisés par les femmes amérindiennes (de la tribu des Quileute) afin d’attirer les hommes comme le miel les mouches. Cette médecine amoureuse apparut également du côté des Iroquois. L’on pourrait imaginer que la caractéristique accrocheuse bien connue du gaillet y soit pour quelque chose, mais cet autre gaillet qu’en anglais l’on appelle fragrant bedstraw, outre qu’il ne s’agrippe pas comme le gratteron, possède un parfum vanillé qui le fait parfois confondre avec l’aspérule. Il est, en tous les cas, suffisamment odorant pour que, une fois broyé, il soit usité comme parfum juste assez suave pour que les femmes Karok en garnissent leur lit dans le but d’« embaumer » les mâles, et d’être ainsi « succesful in love », comme on peut le lire dans un petit ouvrage d’Erna Gunter qui révèle un autre secret amoureux des femmes Cowlitz : « Si une femme, utilisant les bonnes incantations, se frotte avec cette plante tout en prenant son bain, elle deviendra irrésistible en amour ; cependant, si elle ne répète pas correctement l’incantation, son visage se couvrira de taches »10, révélatrices, sans doute, de son stratagème avorté ^.^
Tout ceci étant dit, on peut maintenant se poser la question suivante : comment peut-on s’esbaudir devant la sagesse amérindienne et arracher le gaillet gratteron qui pousse dans son jardin ? « Parce qu’il y pousse trop », me rétorquera-t-on ! « Mais à qui la faute ? Souvent à nous-mêmes. Le gratteron est une espèce nitrophile. Qu’un talus, un jardin ou un terrain enrichi d’engrais soit désherbé, et voilà notre gratteron qui s’installe dare-dare »11. Parce que le gratteron a beau être l’un des rares gaillets non vivaces, il compense l’absence de ce mode végétatif par l’abondance de ses semences qui, non contentes d’être zoochores, poussent même la malice à l’anthropochorie ! Le gaillet gratteron mérite donc amplement son surnom d’aparine, qu’il portait déjà durant l’Antiquité grecque, un terme qui souligne son évidente nature « agrippante » (de aparein, « saisir »), ce qui a fait dire à certains qu’il confinait à l'(in)opportunité. Galien, non sans humour, le qualifiait de « philanthrope », vu son aptitude/attitude à s’accrocher partout (vos pantalons et chaussettes, le chien qui vous accompagne dans votre balade, voire à d’autres plantes voisines quand bien même elles seraient elles aussi des gratterons !). Il doit être stipulé que le gaillet gratteron, des poils, il en a un peu partout : touchons ses tiges quadrangulaires. Elles sont rugueuses parce que couvertes d’aiguillons crochus qu’on appelle des trichomes. Longue le plus souvent de 125 à 150 cm (bien qu’elle puisse atteindre le double), cette plante au port couché demeure rampante si aucun tuteur ne surgit dans son environnement le plus proche. Dans le cas contraire, elle devient irrésistiblement grimpante, non seulement grâce à ses tiges mais aussi à ses rouelles de feuilles lancéolées, elles-mêmes hérissées de poils recourbés comme des harpons (sur les bordures, ainsi que sur la nervure médiane). « Monte-en-l’air-dès-qu’il-en-a-l’occasion », le gaillet gratteron n’est pas aussi démonstratif au sujet de sa floraison, diluée dans le temps d’un équinoxe à l’autre, à peu près. En effet, l’on ne peut pas dire que ses cymes de minuscules fleurs blanchâtres (voire blanc sale ou jaune verdâtre), façonnées en courtes corolles étoilées d’à peine deux millimètres de diamètre, soient très spectaculaires. Mais, par sa fructification, le gaillet sait devenir rigolo. Non seulement elle lui rajoute une bonne couche de velcro, mais égaye la plante de petites boules verdâtres, parfois rougeâtres, avant que leur dessiccation naturelle ne leur fasse prendre une teinte beige tout à fait anodine. Ces petites fruits (2 à 5 mm), à l’allure de grains de coriandre, s’en distinguent néanmoins : ces doubles carpelles sphériques sont effectivement eux aussi couverts de crochets adhérant tant et si bien aux vêtements, que j’ai lu que leur pugnacité les avait amenés jusqu’au lit de certains, ce qui n’est pas du tout étonnant au vu de l’acharnement dont cette plante sait faire preuve pour se mieux propager ^.^

Sur cette photo, prise à l’aide d’un microscope, l’on voit les crochets recourbés qui tapissent la surface des petits fruits du gaillet gratteron.
Il n’y a pas une heure, je suis passé tout à côté d’un coussin tapissant de ces plantes, paradant en compagnie de ficaires étoilées de jaune, au pied de ce qui sera bientôt une colonie serrée de renouées du Japon. Tant que la géante asiatique n’est pas sortie de terre, le gaillet peut s’égailler à loisir, tirer ses frondes velues çà et là (à défaut de plans sur la comète). Partout ailleurs, il est difficile de louper le gaillet gratteron. S’il possédait de larges fleurs multicolores, il se donnerait très certainement moins de peine pour s’immiscer dans les moindres recoins, mais, que voulez-vous, il compense son allure peu glamour, ses fleurs sans éclat, par une prodigalité tellement excessive que, même à domicile, il peut devenir envahissant. Son appétence pour les sols azotés dont nous sommes, en très grande partie, responsables, explique sans doute cela, ainsi que sa proximité philanthropique avec les lieux de vie humains : habitation, jardin, abord de champ, verger et chemin, haie, friche, taillis, pied des arbres et des vieux murs. Tous ces endroits, pourvu qu’ils soient situés en-dessous de 800 m d’altitude, forment l’essentiel des terrains de jeu favoris du gaillet gratteron, et cela aussi bien en Europe, qu’au nord de l’Afrique, ainsi que sur la frange la plus occidentale de l’Asie, sans oublier l’Amérique septentrionale où, nous l’avons appris, il s’est invité sans demander son avis à quiconque. L’exubérance du gaillet gratteron l’amène même à fréquenter des lieux où il n’y a plus âme qui vive et où transpire l’abandon le plus complet. C’est ainsi qu’il est présenté dans un conte d’Ueda Akinari (1734-1809), La maison dans les roseaux : « Aux murs s’agrippaient le lierre et la puéraire12 ; le jardin était enseveli sous le grateron ; ce n’était pas l’automne, et pourtant cette demeure en avait la désolation »13. Toute exagération est le signe d’un déséquilibre patent, cela, nous l’avons déjà abordé. Les plantes, par leur absence ou au contraire leur présence débordante, nous avertissent des dommages occasionnés aux sols. Ce sont, la plupart du temps, nos propres excès que la nature tente de camoufler en faisant pousser dans les lieux que nous souillons des plantes capables de supporter les conditions qu’ils imposent. Il est plus que temps de cesser de considérer le vivant comme un décor que nous devrions nous efforcer de maîtriser, à la manière d’un art topiaire généralisé. Quelle angoisse profonde cette tendance irrépressible au désherbage dissimule-t-elle ? Laissons donc faire la nature, « signe de la présence d’un esprit ou d’une pensée supérieure, organisatrice »14.

Le gaillet gratteron en phytothérapie
Voici une herbe si abondante et prolifique dans la nature qu’elle aurait amplement pu mériter l’adjectif latin vulgare, comme c’est déjà le cas de tant d’autres plantes de la pharmacopée et, plus largement, de la flore. Mais le vulgaire, qui ne saisit pas toujours ce que ce mot a de commun, pourrait avoir, envers le gaillet gratteron, une franche attitude de dédain péjoratif, ce dont il n’a assurément pas besoin, étant déjà fort loin d’appartenir au top 10 des plantes médicinales (une conception totalement ridicule, soit dit en passant).
Comme nous avons pu nous en rendre compte dans la précédente partie, les propriétés et usages du gaillet gratteron ont été mis en doute par divers praticiens ne l’ayant jamais expérimenté (ou si mal, si peu…). Il aurait dès lors pu tomber dans le plus immérité des oublis, si d’autres, plus perspicaces, avisés et honnêtes – pensons donc une fois encore au bon sens de Cazin – ne s’étaient pas autorisés à tirer avantage de lui. Aussi, tant qu’à faire les choses, autant les faire plus profondément que ce qui est fait dès qu’on aborde le gaillet gratteron dans un article de vulgarisation. C’est ainsi que l’on se rendra compte que l’on n’a pas eu tort de grouper les Galium au sein du vaste clan des Rubiacées qui, outre qu’il rassemble les garances (auxquelles ressemblent bien des gaillets), compte également dans ses rangs les gardénias et d’autres plantes médicinales majeures comme les caféiers, l’ipéca et les quinquinas ! Avec d’aussi illustres cousins, il y aurait de fortes chances pour que le gratteron ne fasse pas bon office au sein de la discipline qui nous occupe, à savoir la phytothérapie.
Plante dite inodore, le gaillet gratteron dégage quelquefois une ébauche de relents vanillés lointains qui nous remémorent que cette plante compte comme proche parente l’aspérule odorante (Galium odoratum) qui se caractérise par un taux non négligeable de coumarine, cette substance qui accorde des notes parfumées à la fève tonka et à la flouve odorante. On trouve donc un peu de coumarine dans le gaillet gratteron. Quoi d’autres ? La saveur astringente de cette plante renseigne sur la présence de tanins (acide gallotannique). Tout d’abord amère en bouche, elle devient même âcre, propre à prendre à la gorge, aux dires de Cazin ! N’est-ce point là une activité tout à fait énergique ? Certes, oui. Ces effets, s’ils sont un signal d’efficacité, nous exhortent à aller au delà du seuil que d’habitude l’on ne franchit pas. Sur la question des composants biochimiques, j’ai donc fait mon enquête et je puis vous livrer une abondante information. Commençons tout d’abord par les flavonoïdes, dont bien nous sont connus, parce qu’extrêmement communs au monde végétal : la rutine et la quercétine. Adjoignons-y l’isorhamnétine dont il est beaucoup moins fréquemment question. Viennent ensuite des polyphénols : acide vanillique, acide coumarinique, acide dihydrobenzoïque, acide 4-hydroytruxillique, β-sitostérol, daucostérol (glucoside du précédent). Quant aux iridoïdes, on en compte de nombreux également : monotropéine, acide aspérulosidique, acide p-hydroxybenzoïque, dérivés d’acides caféique et hydroxycinnamique.
Tout cela concerne les parties aériennes fraîches cueillies avant la floraison, à l’exclusion des racines qui contiennent des anthraquinones (aldéhyde nordamnacanthique, par exemple), mais surtout une substance pigmentaire qui lui accorde le droit d’être brièvement nommée comme telle dans la plupart des guides de phytothérapie, et qui partage avec le pigment rouge de la garance d’évidentes similitudes.
Dans ses jeunes feuilles, l’on trouve une richesse intéressante en provitamine A et vitamine C. Mais la survenue assez rapide de silice dans les tissus de la plante désoblige le gourmet pour qui le gaillet grateron, d’herbe printanière vertueuse, tourne à l’herbe revêche qui, nous allons le voir, n’a pas que des désavantages.
Propriétés thérapeutiques
- Diurétique « prompt, puissant et durable » (Cazin)
- Tonique et dépuratif sanguin, puissant tonique et décongestionnant du système lymphatique, dépuratif hépatique, rénal et pancréatique, équilibre le taux de glucose dans le sang, hypotenseur, cardioprotecteur
- Stimulant hépatobiliaire, hépatoprotecteur, cholagogue
- Antibactérien (staphylocoque doré), immunomodulant, stimulant de l’activité transformationnelle des cellules sanguines immunocompétentes
- Apéritif, digestif, laxatif léger
- Apaisant des voies respiratoires, béchique
- Anti-inflammatoire, rafraîchissant
- Antispasmodique, sédatif léger
- Détersif, vulnéraire, cicatrisant
- Décongestionnant oculaire
- Anti-oxydant, lutte contre les dommages du stress oxydatif
- Anticancéreux
Usages thérapeutiques
« Le gaillet rafraîchit, humidifie, filtre, désintoxique et encourage la circulation dans les voies d’eau cachées du corps »15. Voyons voir un peu tout ça de plus près…
- Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, constipation, nausée, gastralgie
- Troubles de la sphère circulatoire : lymphatisme, lymphadénite, œdème des glandes lymphatiques, lymphœdème
- Troubles de la sphère vésico-rénale : collections liquidiennes et stases aqueuses (anasarque, hydropisie, infiltration et épanchement séreux, rétention d’urine), irritation et inflammation des voies urinaires et rénales (urétrite chronique, prostatite, prostate irritée et/ou congestionnée), albuminurie, lithiase rénale et urinaire, dysurie, miction insuffisante et/ou douloureuse, strangurie, gonorrhée
- Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, lithiase biliaire, engorgement du foie
- Troubles de la sphère gynécologique : troubles menstruels, irritation utérine, kyste et cancer du sein, inflammation des glandes de Bartholin
- Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, douleur articulaire, maladie de Dupuytren
- Affections cutanées : acné, eczéma, psoriasis, gale, dartre, séborrhée, ulcère (rebelle, scrofuleux), plaie, plaie cancéreuse, brûlure, échaudure, irritation et inflammation cutanées, coup, contusion, blessure
- Affections oculaires : glaucome (?), congestion oculaire, œdème des paupières, paupières enflammées
- Troubles du système nerveux : nervosité, irritabilité, épilepsie (?), hystérie, spasmes nerveux, convulsions, troubles du sommeil (insomnie)
- Fièvre, sensation de chaleur
- Anémie
- Obstruction de la rate et des glandes mésentériques
Note : une propriété remarquable tient à ce que le gaillet gratteron est particulièrement actif sur le système lymphatique que l’on a tendance à négliger. Or la lymphe compte pour beaucoup, puisqu’un corps humain adulte en contient en moyenne huit litres. Il est vrai que sa vitesse de circulation est loin d’égaler celle du sang, mais sa fonction et ses tâches de fond sont bien différentes. Pour seconder le gaillet gratteron dans cette délicate opération, on peut lui associer l’échinacée et le calendula.
Note 2 : dans la synthèse qu’il a faite du gaillet gratteron, Matthew Wood écrit la phrase suivante ô combien pertinente : « Les feuilles qui tourbillonnent le long des tiges ressemblent à des pensées qui reviennent sans cesse sur le même problème »16. Sauf si l’on considère bien ces feuilles pour ce qu’elles (ne) sont (pas). En effet, l’on évoque généralement les rouelles de feuilles verticillées par six à neuf du gaillet gratteron. Mais si l’on s’arrêtait de ressasser, de faire tournoyer la roue de ses propres pensées (celles du mental, en fait), l’on se rendrait compte que, parmi toutes ces feuilles, certaines n’en sont pas ! Chaque verticille n’est véritablement composé que de deux feuilles, les autres, des pseudo-feuilles, ne sont pas autre chose que des stipules, reconnaissables en ce qu’elles ne possèdent aucun bourgeon à leur base. Le gaillet, grand remède urinaire qui s’y entend en liquides de toutes sortes, serait-il à même de nous éviter de prendre des vessies pour des lanternes ? Peut-être bien. Et pour demeurer dans la métaphore aqueuse, considérons-le comme un moulin à aubes dont la fonction n’est pas de nous faire pédaler ou moudre dans le vide, entretenant un cycle d’insatisfaction. Tout au contraire, par son activité, il permet de se défaire des raideurs comportementales pulsionnelles à travers lesquelles on manifeste une forme de dépendance exagérée et toujours néfaste (que ce soit d’un point de vue alimentaire, affectif ou relationnel).
Modes d’emploi
- Infusion de plante fraîche : comptez une cuillerée à café (2 à 4 g) de gaillet finement haché pour une tasse d’eau chaude non bouillante, en infusion pendant 10 mn. A renouveler deux fois dans la journée. Le gaillet gratteron est sensible à la chaleur, aussi mieux vaut augmenter le temps d’infusion et broyer un peu la plante avant toute chose. Pour cette raison, il est donc préférable de s’abstenir de réaliser une décoction, comme cela était préconisé dans l’ancien temps. En voici néanmoins le mode opératoire.
- Décoction de plante fraîche : comptez une à deux poignées de gaillet par litre d’eau jusqu’à réduction d’un tiers (la sagacité conseille de ne pas patienter jusqu’à ce seuil fatal pour couper le feu ; une petite dizaine de minutes de décoction à tout petits bouillons est largement suffisante).
- Suc frais : 100 à 500 g par jour (pas toujours réalisable ; mieux vaut s’adresser à la préparation suivante).
- Teinture alcoolique : pour 100 g de plante fraîche hachée menu, prévoyez cinq fois le poids d’alcool (au titre le plus élevé, si possible). On envisagera 15 à 25 gouttes de cette teinture dans un demi verre d’eau trois fois par jour. On peut aussi bien diluer cette teinture (une cuillerée à café dans un demi verre d’eau) pour l’appliquer sous la forme de compresse.
- Macération huileuse : dans un bocal en verre, entassez autant de gaillet gratteron frais que possible. Ceci fait, couvrez de bonne huile d’olive jusqu’à ras bord. Exposez régulièrement au soleil pendant trois semaines, à l’issue desquelles il vous faudra filtrer en exprimant bien les plantes.
- Baume : il se compose en mêlant du suc de gaillet gratteron (ou sa teinture) à de la glycérine végétale et à un peu de cire d’abeille.
- Macération vineuse de semences sèches pulvérisées : comptez 4 g de cette poudre en infusion la nuit durant dans un verre de vin blanc.
- Cataplasme de plante fraîche contuse appliquée localement et maintenue par un bandage pas trop serré.
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
- Récolte : l’abondant gaillet, qu’on trouve partout, devra néanmoins être négligé si on le voit évoluer dans des lieux suspects. En dehors de cette situation problématique, on peut cueillir tout gaillet dès la fin du printemps et durant les premiers mois d’été (juin et juillet), pourvu que la plante ne soit pas encore montée en fleurs (et tant que ce n’est pas le cas, la cueillette peut s’étaler jusqu’en septembre). Quant aux fruits, on les ramassera à la fin de l’été, quand ils sont bien mûrs. On peut aussi cueillir les sommités fructifiées, les faire sécher telles quelles, puis les tamiser. C’est beaucoup moins compliqué que de ramasser ces fruits un à un ^.^
- Séchage : il est possible et fait perdre à la plante fraîche les ¾ de sa masse. C’est ainsi qu’il est vendu dans la plupart des herboristeries qui s’aventurent à le proposer à la vente. Mais cela n’est clairement pas là le meilleur mode de conservation, la dessiccation ayant la fâcheuse tendance d’amoindrir l’activité thérapeutique du gaillet, plus actif vif que mort ^.^ Si vous ne pouvez pas faire autrement (ce qui serait très étonnant vu l’extrême communauté de cette plante), il vous restera cependant à songer à remplacer la plante séchée chaque année, un délai de garde d’un an étant bien ce qu’elle est capable de tolérer.
- Dans la racine grêle et cassante du gaillet gratteron se trouve un pigment qui peut tenir concurrence à la garance des teinturiers, en ce qu’elle offre une identique couleur rouge orangé. Mais comme l’on sait, c’est le rouge garance qui l’emporta, teignant les culottes de laine des soldats français jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale.
- Ces mêmes racines sont un substitut de la chicorée, succédané du café dont certains ne raffolent pas. Quant aux semences, une fois qu’elles sont torréfiées puis réduites en poudre (ainsi qu’on faisait en Suède), elles rappellent non seulement l’odeur du café mais également sa saveur. Bon à savoir en cas de pénurie ^.^ Enfin, les jeunes pousses du gaillet gratteron sont comestibles aussi bien crues que cuites en soupe, farce, etc. En ce moment même, vous pouvez en ajouter une poignée à un potage de verdures avec de l’ortie par exemple. Au delà, la silice qu’elles accumulent au fil du temps les rends impropres à la consommation.
- Le gratteron possède quelque chose en rapport avec le lait pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ses noms latin et français, galium et gaillet, dérivent tous deux du grec galion, issu de gala (le même que dans galaxie), qui veut tout simplement dire « lait » : le gaillet gratteron (de même que le gaillet jaune, Galium verum) fut usité comme présure afin de faire cailler le lait en Grèce, en Suède, etc. Ensuite, et cela est évoqué depuis les anciens temps grecs (Dioscoride y fait référence dans ses écrits), les bergers se servaient de cette herbe accrocheuse pour filtrer le lait des poils qui pouvaient s’y trouver après la traite. De plus, la plante fraîche roulée en boule formait manière de filtre/tamis à fromage.
- Au rayon des arts ménagers, on sera surpris de découvrir le gaillet gratteron jouer le rôle de tampon à récurer. En effet, ses crochets bourrés de silice sont bien commodes pour récurer les casseroles et offrent l’avantage de constituer un outil intégralement biodégradable et sans danger pour la nature.
- En anglais, le gaillet gratteron porte le nom de bedstraw (littéralement « paille de lit ») que l’on ne peut comprendre si l’on ignore qu’autrefois cette plante servait au rembourrage des matelas, conférant aux couches l’effet désodorisant et aseptisant de la coumarine qu’elle contient (possédant un effet manifeste sur le système nerveux central, cela est donc bien favorable au sommeil). Matthew Wood explique aussi qu’une couche de gratteron aurait anciennement eu une efficacité pour faciliter les accouchements et éviter les fausses couches. On se souviendra aussi de la love medicine des femmes Karok.
- Dans quels cas ne pas utiliser le gaillet gratteron ? Essentiellement en cas de tension artérielle trop basse et de diabète. On a parfois prétendu qu’il pouvait être hépatotoxique, ce qui serait bien surprenant de la part d’une plante hépatoprotectrice comme lui !
- Associations possibles : – pour favoriser la diurèse : le buchu (Agathosma betulina) ; – pour traiter les troubles cutanés : la bardane, la patience crépue, le mahonia, la pensée sauvage, la violette ; – pour dépurer le système cérébral : la luzerne lupuline (Medicago lupulina).
- Autres espèces : le gaillet blanc ou mou (G. mollugo), l’aspérule (G. odoratum), le gaillet croisette (G. cruciata), le gaillet chétif (G. debile), le gaillet des marais17 (G. palustre), le gaillet des bois (G. sylvaticum), le gaillet maritime (G. maritimum), le gaillet à feuilles rondes (G. rotundifolium), le gaillet à trois cornes (G. tricornutum), etc. A l’exception de la dernière espèce, toutes les autres sont des plantes vivaces que l’on peut croiser sur le territoire européen.
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- Dioscoride, Materia medica, III, 86.
- Ibidem.
- Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 53.
- François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 452.
- Dictionnaire des sciences médicales, Tome XIX, p. 322.
- Ibidem, pp. 322-323.
- Ibidem, p. 323.
- François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 453.
- Ibidem, p. 452.
- Erna Gunter, Ethnobotany of western Washington, p. 46.
- La Garance voyageuse n° 138, été 2022, p. 20.
- C’est-à-dire le kudzu, Pueraria montana, une liane opportuniste du sud-est asiatique.
- Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, p. 65.
- Édouard Collot, Aux portes de la conscience, p. 185.
- Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, p. 246.
- Ibidem, p. 250.
- De cette espèce, l’on a découvert des amas de semences sur des sites néolithiques (habitats sur pilotis ou palafittes). Comme il s’agit d’un gaillet qui n’a pas la capacité de faire le lait se cailler, on ne sait pas à quoi cette plante servait à ces populations néolithiques.
© Books of Dante – 2023

super !!! merci pour cet article et bon we ! Agnès
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Le mal-aimé de saison !
Merci !
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Merci pour ce beau contenu très intéressant
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Merci de mettre cette plante en avant, particulièrement en cette période de printemps !
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Merci pour l’exhaustivité et la qualité de cet article !
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Bonjour Marion,
merci pour votre commentaire.
Beau week-end à vous.
Gilles
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