
Bien que je ne sois pas un amateur de choses sucrées, je me suis tout de même laissé tenter par l’épreuve de la sacro-sainte papillote en fin d’année dernière. Quand j’étais petit, j’appréciais de les ouvrir pour deux raisons : le chocolat (ou la pâte de fruit, à la rigueur) et le pétard que parfois, mais pas toujours, l’on y trouvait. Aujourd’hui, je me contente de la lecture de ces courtes citations imprimées sur cet espèce de papier cristal qui bruit quand on le froisse. En voici une : « Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n’a laissé son empreinte ». De la part de l’autrice D’une chambre à soi (Virginia Woolf, 1882-1941), quoi de plus normal ? Justement, parlant de territoires vierges et inviolés (avec le souhait qu’ils demeurent le plus longtemps inviolables…), nous allons aujourd’hui narrer diverses choses en relation avec la symbolique de la neige, entre autres.
Bien moins fréquente que la pluie, la neige est un événement à chaque fois qu’elle tombe dans des endroits où l’on n’est pas trop coutumier de la voir. Quand ses duvets immaculés, échappés de l’édredon de quelque personnage céleste (le père Noël, le bon homme Hiver) ou de tel autre qui plume ses oies (le bon Dieu, etc.), se déversent doucettement sur le Monde, la neige est capable de soustraire à un paysage l’empreinte de sa laideur et d’en purifier l’atmosphère. Par cette capacité unificatrice, la neige est donc symbole de pureté : ne dit-on pas d’un innocent qu’il est « blanc comme neige » ? Mais, dans le même temps, toute cette blancheur étincelante abdique le moindre repère : comment s’y retrouver dans toute cette étendue cristalline uniforme ? Par le biais d’un calme (trop !) plat, le papillonnement des mouches blanches de la neige égare à coup sûr et, si l’on n’y prend pas garde, peut devenir aisément un linceul. Quand la neige follette s’abat comme le père du loup, outre qu’elle soit mystérieuse, elle peut cumuler une peur triple : le loup, la perte, la mort. Cependant, la neige est aussi occasion de jeu, c’est un météore ludique qui fait oublier le froid et sa saison. Par sa blancheur moelleuse, elle ravive au cœur de l’homme des sentiments dont la vue de la pluie est, elle, bien incapable. Avec le gel, elle peut néanmoins, en fouillant bien, rappeler quelques anciennes histoires autrefois contées par des parents compatissants, les enfants douillettement installés sous les couvertures, derrière cette vitre qui les sépare du dehors, de ses cortèges d’ombres et de peurs, encore (la faim, le froid, la fatigue, la crainte de perdre courage au sein même de cette mort blanche). Malgré le – parfois – sinistre danger que la neige représente, elle peut aussi être l’opportunité d’épreuves. Dans bon nombre de contes, quand elle se ligue contre le héros avec l’aide du vent et de la foudre, on peut être certain d’une chose : ce passage imposé, quand bien même douloureux et effrayant, lui permettra d’accéder à un nouvel état d’être, une nouvelle façon de vivre augmentée, à la condition qu’il ne se détourne pas ni ne renonce sous peine de malheur.

Trois petits garçons chinois et facétieux en train de rouler une énorme boule de neige. Porcelaine, 1800-1830.
De jeu, disais-je… Par exemple, voyez-vous ce que je veux dire en employant l’expression « ange de neige » ? On comprend fort bien que l’épaisseur molletonnée de la neige puisse y accueillir l’empreinte d’un corps. Mais qu’est-ce que cela est censé consacrer ? Dessiner ces formes – ange, dieu, saint – sur une neige tombée du ciel, est-il un moyen d’entrer plus intimement en contact avec les forces du dessus ? Dessiner des anges de neige ici bas a-t-il un quelconque rapport avec l’architecture étoilée très significative des flocons de neige ?
Parfois, mobile et projectile, la neige se fait martiale. Mais toujours pour de faux.
Quand elle abonde, elle est neige roulée en boule et fixée sur ses deux pieds (si je puis dire) sous une forme accumulée de deux sphères superposées, parfois trois : le bon homme de neige. Quelle pulsion anime l’enfant à ériger ce genre de golem tout blanc, quitte à réquisitionner toute la neige des alentours ? Quand c’est le fait de l’homme, c’est encore plus curieux, car on le prend alors pour un fada ! Dans un conte du Limousin, un couple de vieux paysans désolé de ne jamais avoir eu d’enfant, fabrique avec de la neige ce qui ressemble fort à un « petit garçon de neige ». A leur grande surprise, ainsi qu’à celle de ceux attroupés là pour gentiment les moquer, celui-ci se mit en mouvement, embrassa ses créateurs comme si c’étaient son père et sa mère. Mais plus le soleil progressait dans sa course jusqu’à l’été, et plus le petit garçon de neige s’attristait et recherchait des recoins aussi ombrageux que ses pensées. « Lors de la Saint-Jean, les enfants réunirent du bois et de la paille, et firent un grand feu de joie autour duquel ils se mirent à danser. Mais le petit garçon de neige n’était pas là. Ses amis allèrent le chercher et l’entraînèrent dans leur ronde autour du foyer allumé en l’honneur de saint Jean. L’enfant dansa fort joyeusement ; mais quand le feu fut à moitié éteint et que l’on sauta par-dessus, il disparut subitement, fondu à la flamme, et ne laissant qu’un peu d’eau dans la main de ses petits camarades »1. Ne désigne-t-on pas cette fragilité par l’expression « fondre comme neige au soleil » ? Cela se dit surtout des économies, mais est-il possible de « capitaliser » avec de la neige ? Bien que non pérenne, celle-ci « figure aussi souvent une sagesse cachée, une vérité latente qui doit mûrir dans la conscience avant d’apparaître »2, chose qui n’apparaît pas avec clarté dans ce conte qui, tout au contraire, nous laisse sur notre faim et n’explique rien, n’offre aucune leçon… C’est pourquoi il est curieux qu’il n’ait pas été signalé en France aucun rituel de conjuration du gel. C’est d’autant plus étonnant que l’on sait que le tapis neigeux, très mauvais conducteur du gel, est ainsi salvateur pour les cultures qui dorment sous son épais manteau moutonneux, ralentissant la progression des élans du gel qui, sans cela, viendrait les mordre férocement. Quant au bonhomme de neige lui-même, comme figurine décorant l’arbre de Noël ou sous forme de confiserie festive, il prend de suite des formes harmonieuses, à mille lieues de celles qu’il arbore quand il est façonné par la main de l’homme : il suffit d’observer une collection d’images de ces bonhommes pour se rendre compte qu’ils sont tous disgracieux, plus ou moins informes et emprunts d’une certaine laideur, arborant des visages effrayants malgré les sourires tracés malhabilement sur leur face. Bien qu’on les trouve le plus souvent drôles, ils passeraient pour quelque peu sinistres. Aussi, qu’ils soient parvenus à façonner un bonhomme de neige si ressemblant à un petit garçon fait assurément des deux vieux du conte limousin des magiciens !

L’habitude de faire des bonhommes de neige n’est pas nouvelle : en voici un enluminé dans les marges d’un livre d’heures datant de 1380. Bibliothèque royale des Pays-Bas. Si c’est un brasero que l’on voit à ses pieds, il risque fort de lui arriver la même mésaventure qu’au petit garçon de neige… Comment torturer un bonhomme de neige !
Lorsque la neige tombe, elle demeure quelquefois en place sous forme de congères ou, plus effrayant, de « loups de neige ». Mais elle n’est jamais destinée à perdurer indéfiniment, même selon les croyances les plus pessimistes, son caractère éphémère ayant été plusieurs fois souligné jusqu’ici. Sauf quand elle dite éternelle. Cette neige, accumulée en grande quantité, devient d’autant plus inquiétante que, secondée par le gel, elle se mue en névés et parfois en glaciers, être difformes et goulus, crevassés de séracs et hérissés d’aiguilles aussi tranchantes que des couteaux. La glace, sous sa forme de mer, étendue rigide, stérile et désertique, devient un lieu d’abandon et de perdition, menant droit au supplice : c’est, par exemple, le lieu du retour des spectres des morts emprisonnés dans les flancs de ce purgatoire glacé. La mer de glace est encore l’instrument par lequel s’accomplit la vengeance de quelque divinité des montagnes vis-à-vis des habitants qui manquent d’observance et de ceux ayant négligé certains interdits. L’inhospitalité est souvent punie, de même que l’avarice, une malédiction s’abat donc fréquemment sur les populations coupables de tels péchés, des villages entiers sont alors engloutis par un chaos de glace. On est loin du surnom d’or blanc qu’on accorde quelquefois à la neige…
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- Henry Carnoy, Contes français, p. 143.
- David Fontana, Le langage symbolique des symboles, p. 113.
© Books of Dante – 2023