
« Tu es né(e) de l’arbre ! Protège-moi maintenant de tous les côtés ». Cette adresse, on pourrait la formuler autant à l’endroit du bâton que de la baguette. Bien que distincts l’un de l’autre, il n’en demeure pas moins qu’ils possèdent une commune origine étymologique : le mot baguette, tiré du latin baculus, émane anciennement de l’indo-européen bak dont on a tiré le grec baktron dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître le moderne bâton. Mais, au fil du temps, les attributions de l’une se sont distinguées de celles de l’autre, quand bien même ils sont tous les deux porteurs d’un pouvoir surhumain abritant, sous une forme réduite, le doigt de l’antique divinité originelle. « Bâton ou verge, la baguette magique n’est jamais qu’une branche d’arbre et celle-ci tient son pouvoir du seul fait qu’elle est censée provenir de l’arbre sacré, Arbre de vie ou Arbre cosmique »1. Chaque arbre – sorbier, noisetier, ou encore sureau – peut se réclamer de ce miracle, bien qu’ils ne soient, chacun, que le souvenir, l’avatar de l’Arbre auquel s’est substituée la baguette. (Dans les contes et les légendes, la feuille, le fétu de paille, l’épine, la brindille, occupent le même rang symbolique, et c’est toujours derrière ces arbres en réduction que se dissimule l’Arbre primordial.) Pour bien marquer cette appartenance commune, signalons que le mot verge, du latin virga, englobe aussi bien la tige, le rameau, le phallus, le fuseau que la baguette (supposément magique), tous ces objets profilés qui tournent, qui frottent, et dont découlent une descendance, une génération, une naissance (celle du premier « homme »), une puissance, une idée, une fonction, un élément catalyseur et civilisateur révolutionnaire comme le Feu ou bien la maîtrise de cet autre principe qu’est l’Eau.
Que pouvons-nous tout d’abord dire à propos du bâton ? Que c’est une arme (magique) réduite à sa plus simple expression, principe recteur rigoureux, punitif et contraignant, dont la martialité se lit jusque dans l’ancienne graphie du mot, baston (donner la bastonnade, c’est frapper à coups redoublés). La dimension coercitive qu’on peut trouver dans le bâton transparaît parfaitement dans diverses expressions : la carotte ou le bâton ; tendre le bâton pour se faire battre ; mettre des bâtons dans les roues. (Il en existe aussi pour la baguette, bien que moins marquées : mener/obéir à la baguette ! ; passer par les baguettes.) Par ce rôle très actif, il n’a pas été difficile d’associer le bâton au feu : c’est ainsi que cette relation apparaît dans le Tarot de Marseille. Les bâtons « correspondent […] à la baguette magique, emblème de l’intention active sur la réalité […]. Ils indiquent l’audace, l’initiative, l’action, la transformation, le dynamisme, le progrès, les inventions, les voyages »2 et tout autre mouvement énergique et rapide (par exemple, d’une drille maniée par des mains expérimentés naît le feu). Waterhouse, dans sa célèbre toile intitulée Le Cercle magique expose une magicienne traçant un cercle à l’aide d’une baguette dont l’embout fume, ce qui est une possible manière de montrer l’appartenance du bâton à l’élément Feu, alors que pour la Wicca, la baguette est d’ascendance aérienne, s’approchant quelque peu du balai. La substitution des Épées (Air) par les Bâtons (Feu) remonte au Moyen âge. Cette énergie vitale des Bâtons, on la retrouve aussi dans l’arcane IV, l’Empereur, figure porteuse d’un sceptre dans la main droite, tandis que sur l’arcane V, le Pape, ce dernier tient le sceptre en main gauche, et semble davantage supporté que porteur. Mais ces deux sceptres ne règnent pas sur les mêmes domaines. De même que la baguette, le sceptre prolonge le bras, porte à travers lui-même (et même au delà) toute la puissance, l’autorité et la dignité de son porteur. Alors que la baguette est avatar de l’Arbre cosmique, le sceptre est figuration en modèle réduit de la colonne du monde et passe, tout comme la baguette semblerait-il, pour axis mundi. Si par le brandissement vertical du sceptre l’on manifeste la toute puissance de son pouvoir, en le brisant, l’on signifie qu’on y renonce. Cette idée de séparation, de rupture dans un engagement ou dans une fonction est visible à travers l’antique coutume qui consistait à briser un bâton en signe de l’abandon d’un droit à propriété ou à héritage ; pour annoncer la mort du roi, l’on brisait son sceptre.

Le bâton, qui joue un rôle assez passif en tant qu’axe du monde, peut tout aussi bien soutenir le pèlerin que l’Ermite (arcane VIIII), bien que dans ce cas dernier, il adopte une fonction d’outil de captation : par son intermédiaire, l’Ermite est en prise avec des énergies beaucoup plus subtiles qu’il n’y paraît à première vue. Ce bâton joue alors le rôle de guide (on peut en dire de même du bâton pastoral et de la crosse épiscopale). A bien observer la crosse d’une fougère, spirale enroulée sur elle-même qui se déploiera ainsi avec davantage de force, l’on peut être frappé par cette puissance miraculeuse que partage aussi le bâton fiché en terre : formant des feuilles et du fruit, il est le symbole de « la vitalité de l’homme, de la régénération et de la résurrection »3, ce qui rend parfaitement clair cet ancien usage printanier des bâtons : en frappant deux bâtons l’un contre l’autre, on simule le fracas des éclairs et du tonnerre, porteurs des germes de vie que la terre attend : le bâton est pourvoyeur des pluies fécondes. Les prêtresses de Déméter frappaient le sol d’un bâton. Ainsi, elles en faisaient surgir la fertilité.
Tout au contraire, il y a une magie dans la baguette que l’on ne croise pas dans le bâton. A sa manière, elle ordonne aussi, mais semble plus agir sur l’esprit et l’impalpable que sur la matière et la contingence. Bien que tout cela ne saute pas aux yeux quand on observe le premier arcane du Tarot de Marseille, le Bateleur (bateler, c’est faire des tours d’adresse et de passe-passe sur le champ de foire ; cela renvoie plus au domaine de la prestidigitation de l’illusionniste qu’à la magie proprement dite). Le Bateleur, dont le nom nous raccorde au bâton, nous le voyons bricoler devant son étal en apparent désordre, tenant une baguette légère dans sa main gauche. D’aucuns prétendent que c’est la même que tient le personnage de l’arcane du Monde, à la différence qu’on ne voit, sur cet arcane, aucun désordre : le monde, achevé, est parfaitement ordonné, le parcours initiatique du Bateleur l’ayant amené à une plus grande maîtrise des énergies. La baguette est l’évident symbole de la puissance invisible qu’exercent la fée, la sorcière, la magicienne. (En douterait-on ? Se promener simplement en tenant à la main une baguette, parfaitement anodine, n’excédant pas 50 cm de longueur, confère au porteur une aura qu’il ne déploierait pas de la même manière sans cela.) Plus précisément, la baguette est ce principe ordonnateur de la manifestation d’une absence sous une apparence tangible, et elle permet d’« unir la volonté du mage aux forces cosmiques soumises à sa direction »4. Grâce à elle, on prolonge cette volonté condensée, énergie mise en forme ordonnée, que l’on conduit, par le truchement de la rectitude de la baguette, plus sûrement vers son but. Par la baguette, l’on peut transiter d’un état à un autre, métamorphoser d’un coup d’un seul (Circé change les compagnons d’Ulysse en porcs en les touchant à l’épaule de sa baguette), transformer (la marraine de Cendrillon transmute une énorme citrouille du jardin en élégant carrosse), commuer les énergies. Instrument de communication entre ce monde et les autres, la baguette est « symbole de la monture invisible, véhicule des voyages [du chaman, du magicien, etc.] à travers les plans et les mondes »5. Ainsi, elle ouvre des passages à travers l’inextricable, l’indicible et le non-dit. C’est pour cela qu’on lui accorde communément la capacité de mettre à jour les trésors (quels qu’ils soient) et de faire naître les sources d’eau. Par la baguette encore, on écarte les influences pernicieuses (sorcellerie, serpents, vers, venins et autres poisons), toutes les mauvaises énergies qui peuvent assaillir et affaiblir les êtres vulnérables dont les enfants en bas âge (on se rappellera de la fée marraine penchée au-dessus du berceau accordant des vœux à l’enfant à l’aide de sa baguette). Cette arme d’exorcisme permet encore de libérer les âmes captives et d’apprivoiser les dragons et autres créatures fabuleuses. Par sa vertu répulsive, la baguette, tout comme le bâton au reste, éloigne la séduction, la tentation diabolique et la plupart des maux. Flageller les arbres du verger et les animaux de la ferme à petits coups de verge, en écarte les mauvaises ondes et les sortilèges. Enfin, croiser deux bâtons en travers d’une entrée qui ne possède pas de porte équivaut au blocage énergétique et physique des lieux face à toute irruption potentiellement malveillante en provenance du dehors.
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- Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 301.
- Laura Tuan, Les secrets des tarots, p. 15.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 112.
- Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 125.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 111.
© Books of Dante – 2022
