Tout d’abord, permettons-nous de dire que le mot « hellébore » (ou ellébore) doit être considéré avec circonspection, car il a été associé à bien des plantes qui ne sont pas du tout des hellébores (par exemple, le vératre blanc, que l’on appelait il n’y a pas si longtemps encore hellébore blanc). Par ailleurs, les hellébores sont nombreux. En plus du noir, il existe l’hellébore fétide, l’hellébore vert, etc.
Dans ce qui va suivre, il ne nous a pas toujours été évident d’identifier avec certitude de quel hellébore l’on parlait dans les différentes sources que nous avons consultées pour élaborer cet article qui, de toute façon, ne vise pas l’exacte précision, l’hellébore cultivant suffisamment le mystère pour ne pas se laisser décrire avec toute l’aisance que l’on souhaiterait apporter. Aussi, à chaque fois que nous emploierons le mot « hellébore », il est permis de ne pas exactement imaginer qu’il s’agit en premier chef de celui qui donne un titre à cet article.
Avant de devenir la rose de Noël qui déploie ses fleurs de nacre chez tous les fleuristes à la veille des fêtes de fin d’année, l’hellébore a parcouru un long chemin dont le but n’avait strictement rien de purement ornemental. Nous verrons qu’il a occupé bien des statuts fort éloignés de celui qu’on lui alloue désormais. Cela est d’autant plus vrai que la célèbre rose de Noël n’existe pas dans la nature, elle n’est qu’un cultivar destiné aux jardins, dont il lui arrive, bien que très rarement, de s’échapper.
On relève les premières traces d’un emploi de l’hellébore chez les Grecs, environ cinq siècles avant J.-C. Il s’agit probablement de l’H. orientalis, dont Hippocrate aura vanté les effets méritoires, le considérant comme le remède par excellence de la folie. Du reste, cette particularité est inscrite dans son nom même. En effet, hellébore proviendrait d’un très ancien terme d’origine sémitique : helibar (ou helebar) signifiant tout simplement « remède contre la folie ». Ceci n’est point une anecdote ayant laissé lettre morte, car, selon Oribase, les lieux de récolte de cet hellébore étaient situés sur le Mont Oeta et à Anticyre (actuelle Paralia Distomou, dans le golfe de Corinthe), une ville qui a été surnommée avec raison « la ville des fous ». On s’y livrait à la pratique de l’helléborisme, c’est-à-dire la cure par l’hellébore, de laquelle résultaient moult guérisons miraculeuses de cette affection que l’on appelle folie (mais attention : les mots d’aujourd’hui ne désignent pas forcément les choses d’hier). Ces pratiques n’étaient pas circonscrites à Anticyre, elles furent appliquées en différents lieux pendant des siècles.
Tenu en si haute estime, l’hellébore exigeait un pieu respect lors de la récolte de sa racine noire. Si Dioscoride indique que ceux qui souhaitent déterrer l’hellébore noir doivent se tenir devant lui en adressant une prière à Apollon et à Asclépios, Théophraste conseille de se tourner vers l’est quand on le recueille. Pour ces auteurs, ainsi que pour Pline également, il est recommandé « de regarder si aucun aigle ne vole au moment où l’on s’approche de la plante pour la cueillir, car, s’il en vole un, c’est un présage qui annonce la mort proche du cueilleur » (1), car, en ce temps, l’aigle « pouvait être jugé bon ou mauvais présage selon qu’il volait à la droite ou à la gauche de celui qui l’observait » (2). Cela découle d’une loi de sympathie, l’hellébore passant, tour à tour, pour bienfaiteur ou mortel. Observer le vol de l’aetos, c’était se garantir de la toxicité de l’hellébore qui, si l’on en croit ce rituel, était déjà bien connue, et pas que de la seule Antiquité gréco-romaine, puisque les Celtes, pour lesquels il était plante médicinale et magique, connaissaient le pouvoir de ses toxines dont ils enduisaient la pointe de leurs flèches…
A propos du Moyen-Âge, il est presque à se demander si, davantage encore que l’Antiquité, il n’a pas fait de l’hellébore une panacée universelle. Au XI ème siècle, Macer Floridus le cite dans une liste de maux fort divers tels que, bien entendu, la folie, mais aussi les douleurs goutteuses, articulaires et dentaires, l’hydropisie, etc. Selon lui, cette plante évacuait la bile et favorisait l’écoulement menstruel. L’hellébore pouvait, pour ce faire, être cuit avec des lentilles ou dans du bouillon, tel qu’on le ferait d’un simple et inoffensif navet. Cela devait être quelque chose, concernant la question de l’administration des doses et de leur degré de dangerosité ! A l’extérieur, Macer Floridus le dit maturatif et résolutif des abcès et apte à effacer les « taches » cutanées, sans doute des dartres. Il ajoute aussi que l’hellébore est un bon remède contre la surdité, chose qui sera reprise au XVII ème siècle par le médecin italien Piperno qui « recommande l’hellébore avec accompagnement d’exorcismes, comme l’un des remèdes contre la surdité causée par quelque sorcellerie » (3). Hildegarde aborde l’hellébore en deux endroits de son Physica. Mais, dans l’un et l’autre, il ne porte pas le même nom. Le premier, Nyesewurtz, chaud et sec, légèrement humide, semble être une plante complètement différente du second, Cristiana, qu’elle dit chaud et froid (?). Cependant, elle accorde aux deux plantes un pouvoir contre les douleurs de la goutte, mais suggère l’emploi de la Cristiana face aux brûlures d’estomac, ce qui est un non-sens total (s’il s’agit bien là de l’hellébore noir. Nous comprendrons plus loin pourquoi). Peut-être pouvons-nous dire, pour le moment, que le Grand Albert propose un « parfum pour le mardi, sous les auspices de Mars », dans lequel on trouve, entre autres, l’hellébore. Mars, drastique, rubéfiant, vif, rêche et violent… et… brûlures d’estomac ?…
Il va sans dire que l’hellébore noir est absent de toute liste de plantes médicinales usuelles. « Il est impensable aujourd’hui d’en conseiller l’usage. Cela d’autant plus que nous avons perdu pour longtemps tout savoir qui permettaient aux anciens d’atténuer les effets vénéneux des plantes, pour n’en prendre que la quintessence ! » (4). Ce n’est pas exactement le cas de toutes les plantes dites toxiques, car certaines sont encore employées par la pharmacopée moderne. Mais il reste vrai qu’en ce qui concerne le cas de l’hellébore noir, cela fait bien longtemps qu’il n’agite plus la sagacité des médecins. C’est sa racine dont on a toujours fait grand cas. Récoltée à l’automne, elle était soit employée fraîche, soit immédiatement séchée. On élaborait alors infusion, décoction, poudre, macération vineuse, teinture alcoolique, extrait, etc., soit l’ensemble des grandes préparations classiques. Il se vouait, comme beaucoup d’autres plantes, à des usages tant externes qu’internes, selon des propriétés que l’on peut ainsi résumer : purgatif, drastique, rubéfiant, anesthésique, cardiotonique, congestionnant de l’utérus et des organes pelviens, etc. Pour l’ensemble de ces raisons, l’emploi thérapeutique de l’hellébore noir par les anciens et les modernes concernait une foule d’affections : troubles mentaux, chorée, épilepsie, hypocondrie, apoplexie, léthargie, paralysie, hydropisie, rhumatisme, goutte, hémorroïdes, fièvres intermittentes, aménorrhée par congestion passive de l’utérus, maux de tête, parasites intestinaux, dartre, lèpre, éléphantiasis, etc.
En réalité, que ce soit par usage interne ou externe, on s’est rendu compte à quel point l’hellébore noir posait problème. Simplement lécher un morceau de racine fraîche détermine une action stupéfiante sur la langue. Appliquer une fleur fraîche sur une plaie ouverte peut engager un processus d’intoxication, ainsi que des vomissements. Et il ne s’agit là que de faibles doses. Qu’imaginer en cas de doses plus puissantes ? Une superpurgation, des vomissements, de la dysenterie, une inflammation du tube digestif, des selles sanglantes, de la déshydratation, une sensation de froid extrême, la mort. Le docteur Leclerc disait, dans la première moitié du XX ème siècle, que l’hellébore noir était trop mal connu pour qu’on puisse l’utiliser sans risque en thérapeutique. Aujourd’hui, l’on en sait un peu plus : les principes actifs de l’hellébore, des glucosides cardiotoniques, présentent l’inconvénient d’un effet cumulatif dans le temps. Ils sont, de plus, très lentement éliminés par l’organisme. C’est pourquoi, même à d’infimes doses, l’hellébore noir est susceptible de poser problème un jour ou l’autre. Actuellement (et à ma connaissance), seule l’homéopathie en fait encore usage.
L’hellébore noir appartient à la vaste famille des Renonculacées, comptant majoritairement des plantes « vénéneuses » : aconits, renoncules, anémones, ancolies, etc. L’hellébore noir est une plante vivace à la vie très longue, rustique, opposant une grande résistance aux froids hivernaux. Sa racine est formée d’un souche noirâtre de laquelle partent des radicelles grêles. C’est de cette racine que s’érigent, d’une part, des feuilles persistantes longuement pétiolées. Épaisses et coriaces, elles sont le plus souvent vert foncé, voir rougeâtres. D’autre part, les fleurs émergent directement de la racine, portées par un long pédoncule. Inclinées vers le sol, d’une diamètre d’environ 4 cm, elles portent de très nombreuses étamines enserrées parce que l’on croit être les pétales, mais qui sont en réalité les sépales d’un blanc rosé. L’hellébore noir fleurit de décembre à avril, et l’on aura d’autant plus la chance d’en admirer les fleurs remarquables qu’on évitera de le cultiver en pot.
- Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 156
- Ibidem, p. 157
- Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 170
- Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 100
© Books of Dante – 2016