Le blé, prince des moissons

Blé_épis

Le blé, qui est avec le riz et le maïs l’une des espèces végétales les plus cultivées et consommées au monde, a émergé il y a de cela huit millénaires dans le Croissant fertile (cf. carte ci-dessous). Comme de nombreuses plantes nourricières aux origines incertaines, il est possible qu’on ait vu dans le blé un cadeau des dieux déposé sur terre. Et c’est peut-être de ce caractère que découlent les relations qu’auront, très tôt, entretenu les hommes avec les dieux, en l’image du blé jouant le rôle d’intercesseur. En effet, que les semailles et les moissons, et entre deux les soins apportés aux cultures, dépendent essentiellement de l’homme (ou presque), des facteurs extérieurs incontrôlables peuvent réduire à néant le dur labeur humain. Ce que nous nommons aujourd’hui catastrophe naturelle était un concept déjà existant en cette période reculée. Mais on croyait davantage que les forces de la Nature étaient la manifestation d’une puissance divine. Aussi, pour préserver au mieux la subsistance des hommes, encore fallait-il que ces derniers se concilient les dieux d’une façon ou d’une autre. C’est pour cela que nous pouvons indiquer que les cultes liés au blé sont une condition sine qua non de sa culture. En effet, différentes divinités sont là pour le prouver par leur nombre : Sérakh (dieu chaldéen des greniers), Nirba (dieu assyrien des moissons), Séia (déesse romaine des semences), Segesta (déesse romaine des blés), Amuniti (déesse indienne de la fertilité des terres), Déméter (déesse grecque de la terre cultivée), Cérès (le pendant latin de Déméter, qui aura donné naissance au mot céréale), Osiris (dieu égyptien de l’agriculture), etc. Se dégage ainsi une forme d’unanimité : la vie terrestre dépend, en partie, de la bienveillance céleste.

fertile_crescent

Le blé, sacré, implique donc des sacrifices afin d’en assurer la croissance et la multiplication : « Qui sème peu récolte peu, et qui veut recueillir fera bien de choisir un terrain qui lui rende au centuple ce qu’il y aura mis ». Ainsi débute la quête du Graal pour Perceval le Gallois. Pour recevoir au centuple, comme dit Chrétien de Troyes, il faut donc donner : sa sueur, son travail quotidien, ses prières adressées aux divinités, etc. C’est à ce prix que s’obtiennent la fertilité, l’abondance et, par voie de conséquence, la communion, l’apaisement des conflits et la paix. Le blé, par son sacrifice, permet d’attirer l’abondance de la récolte, mais à la condition expresse que l’homme prélève, parmi les grains de blé dont il dispose, ceux qui seront semés pour produire à nouveau. Le blé, qu’on a largement considéré comme un don de la vie, doit nécessairement se décomposer et mourir pour mieux renaître.
C’est grâce à la mythologie grecque que l’on pourra mieux comprendre cette conception : « Il est certain que, pour les Grecs, le mythe de Perséphone ravie à sa mère [Déméter, la « mère des blés »] par Hadès et finalement passant une saison sur terre [6 mois] et une saison dessous [6 mois], symbolisait le grain, la semence du blé et son sort durant l’hiver, temps où le grain est enfoui dans la terre, et la déesse, qui figurait la terre même, reprenait sa gaieté au printemps à partir du moment où le grain commence à poindre à la surface du sol » (1). Il s’agit là d’un motif qu’on retrouve à travers les couples Attis/Cybèle et Ishtar/Tammouz. Ainsi, le culte de Déméter assurait ce cycle perpétuel, que l’on retrouve représenter sur un bas-relief athénien sur lequel on voit Déméter tenant dans sa main du blé (l’expression du renouveau de la vie) et Hadès des pavots (l’oubli propre à la saison obscure).
C’est Déméter qui offrit un grain de blé (parfois on mentionne un épi) au roi Eleusis, dont le fils Triptolème, fondera les fameux mystères. L’un des rites consistait à déposer un grain de blé (union de Zeus et de Déméter) dans un ostensoir. Alors, les initiés devaient observer une contemplation silencieuse. Cette manière d’honorer Déméter, déesse de la fécondité et initiatrice aux mystères de la vie, devait leur permettre de se régénérer symboliquement, comme le grain de blé qui sort de terre. Cela représentait aussi la fertilité de l’âme ouverte à la lumière, une fertilité qui renvoie au phallos, c’est-à-dire à l’un des instruments que contenaient les cistes, les corbeilles dans lesquels objets et symboles mystérieux du culte de Déméter étaient rangés.

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Cérès est un motif que l’on aura utilisé sur le premier timbre émis par la France en 1849. Il sera repris de 1871 à 1876, puis de 1937 à 1941, enfin, entre 1945 et 1947. Dès 1903, on voit apparaître un autre timbre resté célèbre, la fameuse Semeuse que l’on retrouvera sur les pièces de monnaie, même tardivement, puisqu’elle était encore présente sur les francs auxquels l’euro a fait suite. Ces figures de Cérès et de la Semeuse disent tout l’attachement de la France à l’agriculture.

En Égypte, le meurtre auquel s’adonne Seth sur la personne d’Osiris ne me semble pas devoir être pris au pied de la lettre. Il ne s’agit pas d’un sacrifice au sens barbare où on l’entend trop souvent, mais d’un sacrifice qui implique une profonde transformation. On décrit, à travers ce mythe, Osiris comme un homme ligoté dans une gerbe, qui sera ensuite décapité, mutilé, déchiqueté, jeté au Nil. C’est sous l’impulsion de Nephtys et d’Isis qu’il sera reconstitué, dons ressuscité. Souvent représenté avec la peau verte, Osiris, via le fertile limon de la plaine du Nil, incarne donc les symboliques d’espoir, de renouveau et de richesse.

Fertilité, abondance, renouveau… Le blé est bien davantage que cela. Découvrons ensemble quelles symboliques il peut encore représenter.

Synonyme d’abondance et de prospérité, la gerbe de blé (contrairement aux maigres épis glanés) est de première importance : « Des rites célèbrent la première ou la dernière gerbe, tombée sous les coups de la faux [ou faucille (2)] : elle est saturée de force sacrée » (3). En guise d’offrande bénéfique, cette gerbe est parfois offerte à un voisin. De cette gerbe, on fabrique aussi un talisman de fertilité : la poupée de paille. « Afin de ne pas oublier que l’abondance n’est pas un dû, quelque chose de normal, mais qu’avoir reçu assez pour pouvoir donner à notre tour est une chance » (4), le premier à avoir achevé sa moisson fabriquait à l’aide de cette gerbe une poupée qu’il offrait au deuxième à la terminer, et ainsi de suite. Cette poupée pouvait être enterrée, ou brûlée comme la gerbe dont on répandait par la suite les cendres dans les champs, comme bénéfique augure.
D’un point de vue très personnel, j’ai vu mes grands-parents agir de la sorte : un petit carrée d’épis n’était pas fauché durant les moissons, comme offrande. Ainsi, donner une gerbe ou la rendre à la terre procède d’une intention identique. Il s’agit de bénédiction, de porte-bonheur (une idée que l’on retrouve à travers la croix de Brigitte), par extension, de solidarité, car de la gerbe en grains on parvient au pain, un mot issu de la racine pa, que l’on distingue dans repas et compagnon, c’est-à-dire celui avec lequel on partage le pain. A ce titre, il faut savoir que se quereller avec « une personne avec laquelle on avait rompu le pain était considéré comme un sacrilège dans de nombreuses cultures » (5). Symbole de communion entre les hommes, le grain de blé était versé par poignées sur les mains unies des mariés. Aujourd’hui, répandre du riz ou du blé à la sortie de l’église semble induit par un désir similaire de surrection.
Cette volonté communautaire autour des moissons, du blé et du pain, se perpétue encore de nos jours à travers les nombreuses fêtes de la moisson ou fêtes des épis, qui se déroulent très souvent au mois d’août, à mi-chemin entre le solstice d’été et l’équinoxe d’automne. L’une d’elles porte un nom directement lié à ce qui se produit à cette période de l’année : Lammas ou Messe des pains, qui a lieu le premier août (Lunasa est le nom du mois d’août en gaélique irlandais, Lunasda en gaélique écossais) et pour laquelle convivialité, amitié et partages sont de mise.

A travers la paille, on retrouve aussi cette notion d’entente mutuelle, d’accord, d’union. Le mot stipulation, qui désigne un contrat, provient de stipula, le brin de paille qui s’apparente fort au brin d’herbe dont on usait pour sceller les traités de paix médiévaux. Ainsi, le fétu de paille, que l’on conservait précautionneusement, incarnait-il l’engagement qui, s’il était rompu, valait au fétu d’être présenter en justice. Rompre la paille n’a donc pas la même valeur que rompre le pain. Il s’agissait alors de rejet, de rupture, de renonciation à l’hommage, voire de menace.
La paille avait aussi vertu divinatoire, puisqu’on consultait le sort en tirant des pailles dont la plus longue était le privilège de l’exempté (l’expression tirer à la courte paille est un souvenir de ces lointaines pratiques). Ensuite, et bien que cela ne soit pas une règle, la paille avait aussi une connotation nuptiale. En Italie, offrir un fétu de paille équivalait à une demande en mariage. En revanche, la paille, assez souvent considérée comme vile et veule, servait à confectionnait des anneaux lors des mariages « irréguliers ». Enfin, la paille revêt parfois des aspects plus sombres de déchéance (être sur la paille, etc.).

La mythologie chrétienne aura, par la suite, investi le blé et son grain. On le retrouve dans la parabole évangélique des épis vides et des épis pleins qui compare les premiers aux orgueilleux et les seconds aux hommes nobles chargés de fruit. Cette volonté de séparation se retrouve dans le même évangile (selon saint Matthieu) sous une parabole plus connue et tombée depuis lors dans le langage courant : séparer le bon grain de l’ivraie, qui fait référence au tri des âmes lors du jugement dernier. C’est une image qui ne peut se comprendre si l’on n’en dit pas davantage à propos de l’ivraie, une plante adventice du blé appartenant à la même famille botanique. Ce n’est pas tant le caractère envahissant de l’ivraie qui est pointé du doigt à travers cette parabole, mais l’état dans lequel elle pouvait jeter les hommes alors. Il s’avère que l’ivraie, tout comme le seigle, a été parasitée par un champignon dont la toxicité imprégnait la farine de blé, ce qui conduisait son consommateur à une forme d’ivresse, raison pour laquelle on appelle cette plante du nom d’ivraie enivrante. Peut-on en déduire que ivraie et ivresse présentent des caractéristiques communes autres qu’orthographiques. En effet, ivraie provient du latin ebrieca qui veut dire… ébriété. Ainsi, pour en revenir à cette parabole, l’ivraie désignait-elle le pêcheur et le bon grain le bon chrétien.
Malgré la « condamnation » biblique de l’ivraie, celle-ci fut parfois employée comme plante médicinale. Par exemple, Macer Floridus, dans De viribus herbarum (XI ème siècle) n’évoque pas le blé mais l’ivraie dont il dit que lorsque elle est « employée en fumigation, elle facilite l’accouchement » (6). Serait-ce un clin d’œil involontaire à la valeur génésique du blé ?
Un siècle plus tard, Hildegarde de Bingen fait complètement l’impasse à son sujet. Au contraire, la première plante abordée dans le premier livre de la Physica n’est autre que le blé.

Blé_grains

Le blé en aromathérapie

Le long frontispice qui précède trouve sa raison d’être dans ce qui va suivre. Comme toujours, je tente, pour chacune des plantes que j’aborde, de placer en exergue un ensemble d’informations à travers une nécessité de jeter toute la lumière sur les qualités médicinales de telle et telle, et, par la même occasion, de rendre compte des passerelles existantes entre un mythe lointain et un produit d’aromathérapie. Bien. Ceci ayant été précisé, passons sans attendre à la suite de notre propos :)

Le blé, dont on distingue trois qualités (tendres : beaucoup de farine et peu de gluten ; demi-durs : beaucoup de farine et de gluten ; durs : beaucoup de farine et de gluten) est une matière végétale qui aura été employée de bien des façons en phytothérapie :

  • Par sa farine (en usage externe : érysipèle, excoriations, abcès, brûlures, affections cutanées chroniques)
  • Par son amidon (en usage externe : intertrigo, eczéma, inflammations cutanées ; en usage interne : irritations des voies digestives, inflammations intestinales, diarrhée, dysenterie)
  • Par son (ne riez pas) son (en usage interne : toux, rhumes opiniâtres, fièvre, irritations intestinales (7) ; en usage externe : douleurs rhumatismales et articulaires, gastralgie, colique)
  • Par son (ne riez pas, bis) gluten : très riche en azote, c’est la partie la plus nutritive du blé. Triste ironie pour les allergiques et/ou les intolérants à cette substance.
  • Par son germe : c’est là qu’on attaque la partie aroma, si vous le voulez bien. Tout d’abord, une petite précision : ce que l’on appelle le germe de blé, ça n’est pas le petit pédoncule verdâtre du grain de blé germé. C’est de ce petit germe de blé (qui ne représente que 0,2 % du poids d’un grain de blé) que sera extraite l’huile végétale de germe de blé par expression mécanique (il faut 18 tonnes de blé pour obtenir 1 kg de cette huile végétale, ce qui explique son prix élevé).

Le germe de blé est très riche en protéines (40 %), en amidon (13 %), en pentosane (12 %), en sucres (4 %), en cellulose (3 %) et en graisses (12 %). Ce sont ces douze derniers pourcents qui nous intéressent à travers l’huile végétale de germe de blé. La réserve lipidique du germe de blé se décompose comme suit :

  • Acides gras insaturés : oméga 3 (5 %), oméga 6 (60 %), oméga 9 (15 %). Non synthétisés par l’organisme, ils doivent faire l’objet d’un apport quotidien par l’alimentation.
  • Acides gras saturés : 15 %

De plus, ce liquide épais, de couleur jaune brunâtre, sans odeur particulière, est bourré de vitamine E (150 mg aux 100 g), mais aussi de pro vitamine A, de vitamines A, B1, B2, B6, C, D, K et P.

Propriétés thérapeutiques

  • Protectrice cardiovasculaire, régulatrice de la cholestérolémie, régulatrice de la coagulation sanguine
  • Anti-oxydante, antiradicalaire
  • Anti-anémique, fortifiante, revitalisante
  • Tonique du système nerveux
  • Régénératrice cutanée, hydratante cutanée, assouplissante cutanée, nourrissante cutanée, restauratrice du film hydrolipidique, protectrice solaire (légère)
  • Anti-inflammatoire

Usages thérapeutiques

  • Troubles cardiovasculaires : myocardiopathies, artérite, excès de cholestérol
  • Maladie de Dupuytren
  • Carence en vitamine E (laquelle a une incidence sur la fertilité)
  • Troubles cutanés : psoriasis, eczéma, peaux matures, sèches et desquamées

Précautions d’emploi

L’huile végétale de germe de blé, bien qu’étant une superbe substance anti-oxydante, s’oxyde elle-même très rapidement. Son délai de conservation étant situé entre un et deux mois, mieux vaut l’acheter en petite quantité et la stocker au réfrigérateur.

Encore ?

Je ne vous le cache pas, cette huile végétale est chère. Il est cependant possible de bénéficier des qualités du blé à travers ce que l’on appelle le blé germé qui, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’est pas l’apanage d’une pratique moderne. Il était déjà rapporté par Fournier dans les années 1940, puis par Valnet 30 ans plus tard. Le blé germé, pour l’entretien de la santé et la résistance face aux maladies, ne doit cependant pas faire l’objet d’une cure pantagruélique. Il s’agit d’en consommer la valeur d’une cuillère à soupe par jour, le midi de préférence, pendant deux à trois semaines, en prenant soin d’espacer chaque cure par deux ou trois mois.
Très nutritifs et vitaminés, les grains de blé germé sont également reminéralisants. D’un grain de blé à un grain de blé germé, les proportions de phosphore et de magnésium sont multiplié par 2,5, celle de calcium par 1,7.
Cette consommation, selon les termes ci-avant présentés, est profitable en cas de déminéralisation, d’anémie, d’asthénie physique ou intellectuelle, de défauts et retards de croissance. Elle est fortement recommandée durant la grossesse et l’allaitement.


  1. Frédéric Baudry cité par Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tomes 2, p. 162
  2. « La moisson elle-même ne s’obtient qu’en tranchant la tige qui relie, comme un cordon ombilical, le grain à la terre nourricière, [à l’aide d’une faucille, outil courbe, féminin et lunaire]. La moisson, c’est le grain condamné à mort, comme nourriture ou comme semence […]. C’est pourquoi elle [la faucille] est l’attribut de Saturne comme de Cérès [Déméter] », Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 428
  3. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 477
  4. Jennifer Cole, Cérémonies autour des saisons, p. 84
  5. David Fontana, Le langage secret des symboles, p. 166
  6. Macer Floridus, De viribus herbarum, p. 163
  7. Pas en cas d’ulcères intestinaux, d’altération des muqueuses et d’hémorragies intestinale. Le son, dans ces cas, est bannissable. Cependant, il existe du son micronisé. Renseignez-vous !

© Books of Dante – 2015

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